MYSTÈRE. Malgré les enquêtes depuis le démantèlement sanglant du sit-in pacifique de Khartoum il y a deux ans, des familles sont sans nouvelles de leurs proches.
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Mona Ibrahim a vu, pour la dernière fois, son fils Najemaldeen Adam au matin du 3 juin 2019. Depuis le début du sit-in pacifique, érigé le 6 avril 2019 devant le quartier général de l’armée soudanaise pour réclamer la remise du pouvoir aux civils, cet étudiant en ingénierie civile de 21 ans était présent sur place. « J’avais peur, mais je ne pouvais pas l’empêcher d’y aller. Il ne m’aurait pas écoutée », explique la quadragénaire en toub – long tissu avec lequel les Soudanaises s’enroulent le corps et les cheveux – aux motifs bleu ciel, rose corail, blanc et noir.
Assise dans son salon à la peinture mi-fraise mi-mangue, cette professeure en école primaire montre une photo en noir et blanc, enregistrée sur son téléphone. On y voit le visage en gros plan du jeune homme entouré de deux de ses amis. Comme des dizaines d’autres manifestants, il est porté disparu depuis la dispersion dans le sang du rassemblement révolutionnaire. Des citoyens venus de tout le pays y ont parlé démocratie, y ont cuisiné ensemble pour rompre le jeûne du ramadan, et y ont appris à des enfants des rues à lire et à écrire. Au moins 127 civils ont été tués, des dizaines ont été blessés ou violés ce jour-là. Deux ans plus tard, les commanditaires de ce massacre n’ont pas encore été jugés alors que, en attendant l’arrivée des experts argentins, l’enquête sur les corps jamais retrouvés patine.
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Des recherches angoissantes…
Une véritable torture pour leurs proches. Lorsque la mère de Najemaldeen Adam a appris le démantèlement du sit-in, elle a marché durant la trentaine de kilomètres séparant son domicile de la capitale, accompagnée de son autre fils, de ses frères, sœurs, nièces et neveux. « Nous avons trouvé les lieux sens dessus dessous. Tout avait été détruit. J’alternais entre appels stridents et interrogations à chaque personne que je croisais, se souvient Mona Ibrahim. Je me suis rendu compte qu’une centaine de familles étaient également à la recherche de leurs enfants. »
La solidarité se met alors en place via des groupes WhatsApp et des appels sur les réseaux sociaux. Un certain nombre de disparus sont ainsi retrouvés. Sans que Mona Ibrahim ne parvienne, elle, à mettre la main sur son fils. « Nous avons passé le premier mois à le chercher dans les hôpitaux, les morgues et les postes de police. Nous ne rentrions même pas chez nous pour manger. Jusqu’à aujourd’hui, nous n’avons jamais cessé de le chercher », assure celle qui, à la suite d’un rêve décrypté par une vingtaine de cheikhs payés à prix fort, est persuadée que Najemaldeen Adam est en vie. « Des jeunes du sit-in ont été jetés en prison, puis envoyés dans des usines. Il pourrait être n’importe où », dit la mère du jeune homme dont on est sans nouvelles.
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… bloquées par la suspension des identifications
Un souci de plus : elle ne fait pas confiance au comité officiel, érigé en septembre 2019, pour faire la lumière sur ces disparitions – un second comité enquête en parallèle sur les responsables des meurtres et exactions perpétrés le 3 juin 2019. « Nous avons rencontré ses membres [14 au total, NDLR], à deux reprises. Ils nous ont promis qu’ils allaient chercher nos enfants, mais ils n’ont retrouvé personne pour le moment », constate Mona Ibrahim. Et pour cause, les identifications de corps inconnus arrivés dans les morgues ont été gelées sur ordre du président du comité des disparus, l’avocat Altayeb Alaabasy.
Il refuse en effet de s’en remettre aux médecins légistes soudanais pour des raisons aussi bien techniques que pour « les liens qu’entretiennent la plupart d’entre eux avec les services de sécurité qui continuent à œuvrer pour le précédent régime. » Il conservepar conséquent les corps, appartenant potentiellement aux disparus du 3 juin, dans les deux morgues de Khartoum et celle de la ville voisine d’Omdurman, jusqu’à l’arrivée, prévue le 2 juillet, de « quatre ou cinq » experts de l’Équipe argentine d’anthropologie médico-légale, une ONG spécialiste de la restitution des corps de disparus à leur famille.
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Un risque réel, celui de perdre des preuves
« Ils vont passer environ deux semaines au Soudan et former des médecins soudanais », ajoute Altayeb Alaabasy. L’avocat précise que leurs travaux se concentreront à la fois sur les corps stockés dans les morgues et ceux reposant dans la fosse commune découverte, grâce aux investigations du comité qu’il dirige, à Omdurman, en novembre dernier. L’analyse des résultats prendra ensuite « au moins deux mois ».
La contribution prochaine de cette mission argentine, financée par l’université Columbia de New York, est saluée par le plus grand nombre. En revanche, depuis qu’ils ont découvert, en avril, que près de 200 cadavres se décomposaient, à cause des coupures d’électricité et des frigos inadaptés, des riverains ont entamé un sit-in aux abords d’une des morgues de la capitale. Ils en gardent les clés pour s’assurer qu’aucun d’entre eux ne soit évacué avant d’avoir été autopsié.
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Un problème de capacité des morgues
D’un point de vue légal, le report de l’identification des défunts semble poser question. « Les trois morgues de Khartoum et d’Omdurman ont une capacité de 100 corps. Or, à cause de la décision d’Altayeb Alaabasy, 1 300 y sont désormais entassés. J’ai cessé de collaborer avec ce comité l’été dernier, car leurs membres refusent d’autopsier les corps avant d’avoir bouclé leur enquête et de les enterrer. Cela contrevient aux standards internationaux », dénonce un médecin légiste (1).
La dégradation des tissus n’affecte pas les prélèvements d’ADN qui s’effectuent au niveau du squelette et des dents. « Des preuves vont par contre être perdues concernant d’éventuelles blessures, ce qui limitera la possibilité de déterminer les causes de décès. Par exemple, dans le cas où une balle a traversé la chair sans toucher les os », argumente le légiste qui accuse, à son tour, le comité d’agir selon « un agenda caché ».
Entre comité d’enquête parallèle et menaces
De leur côté, une petite dizaine de citoyens soudanais se sont, au lendemain du massacre, organisés pour aider les familles à retrouver leurs proches. « Deux mois après sa formation, le comité d’enquête a fini par accepter de travailler avec nous, raconte l’un de ces activistes, Musaab Kamal. Nous avons 100 raisons de ne pas faire confiance à ce comité, mais nous n’avons guère d’autre choix que de collaborer avec et de faire pression sur ses membres », concède le trentenaire. Il confie par ailleurs avoir reçu, durant les premiers mois, de nombreux appels anonymes lui intimant de faire croire aux familles que les corps de leurs enfants avaient été retrouvés. Ces menaces pourraient provenir, d’après lui, des responsables du massacre du 3 juin, toujours aux commandes de l’État dans le cadre du gouvernement de transition au sein duquel civils et militaires se partagent le pouvoir depuis août 2019.
Des centaines de corps potentiellement disparus
Impossible, enfin, de savoir combien de corps ont réellement été dissimulés après le démantèlement du sit-in. Selon le président du comité d’enquête, une quarantaine de familles recherchent officiellement un proche disparu à cette date, tandis que l’initiative citoyenne assiste une vingtaine d’entre elles. Tous reconnaissent que des centaines d’autres pourraient avoir été cachés, et ne seront probablement jamais réclamés car venus d’États périphériques ou bien étant des sans-abri.
Mona Ibrahim s’impatiente, elle, de recevoir les conclusions des experts argentins, seuls à même, pour elle, de restaurer la vérité. En attendant, son verdict est sans appel : « Les deux gouvernements sont responsables de la disparition de mon fils. Le précédent régime a causé sa disparition, l’actuel n’a rien fait pour nous aider à le retrouver. »
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Le Point
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