SAISON AFRICA 2020. C’est à la source des thèmes puisés dans son ouvrage « Ville cruelle » que la ville normande et des artistes lui rendent hommage.
Ville cruelle, le livre de Mongo Beti, célèbre écrivain camerounais, signé sous le pseudo d’Eza Boto en 1954, sert de trame à une série de manifestations artistiques dans la ville de Rouen, où il a vécu plus de trente ans. Dans le cadre de la saison Africa 2020, enfin véritablement lancée, se relevant de la fermeture des lieux de culture pour cause de pandémie de Covid, les premières expositions qui lui sont consacrées sont désormais ouvertes au public. « La clairière d’Eza Boto » dans l’Orangerie du jardin des plantes de Rouen a en effet été inaugurée le 18 mai dernier. Le projet se décline en quatre opus, quatre expositions/événements déroulés comme quatre chapitres d’un livre. Chaque événement propose une immersion dans l’ouvrage de Mongo Beti, mêlant politique et poésie, peinture, sculpture et photographie, vidéos et performances. Un bel hommage à l’œuvre de l’écrivain devenue un classique de la littérature africaine. Vingt ans après la disparition de Mongo Beti, elle garde toujours sa force. « Ce projet est né d’une relecture de Ville cruelle, qui m’a amené à m’interroger sur l’importance de cet ouvrage pour la Saison Africa 2020. Le choix de Rouen était aussi légitime puisque Mongo Beti a enseigné de nombreuses années dans cette ville », explique Yves Chatap, commissaire de l’exposition.
À LIRE AUSSIAlain Mabanckou : l’Afrique des lettres entre au Collège de France
Un écrivain exilé qui a jeté l’ancre à Rouen
Le bac en poche à l’âge de 21 ans, Mongo Beti, né Alexandre Biyidi Awala le 30 juin 1932, arrive en France pour poursuivre ses études. Rapidement, il publie son premier livre chez Présence africaine. À travers le regard de Banda, un jeune homme épris de liberté, un peu fanfaron et risque-tout, Ville cruelle dénonce l’injustice, le joug colonial, la malhonnêteté des commerçants et le poids de l’église, sans oublier d’égratigner les aînés, abusant de leur « sagesse ».
Professeur agrégé de lettres classiques, il se fixe en 1965 à Rouen où il enseigne le français, le latin et le grec au lycée Pierre-Corneille. Il poursuit en parallèle son travail d’écriture. En 1972, il publie un essai, Main basse sur le Cameroun, chez Maspero. Ce travail sans concession sur la guerre de libération du Cameroun (1956-1975), les exactions de la France avec la complicité du président camerounais Ahmadou Ahidjo, est tout simplement interdit en France. Aujourd’hui encore, un grand silence règne sur cette période. Résolument engagé, il crée, avec son épouse, la revue Peuples Noirs – Peuples Africains en 1978, un bi-mestriel politique et indépendant.
À LIRE AUSSIMarie-Odile Boyer : « Présence africaine, c’est l’héritage d’Alioune Diop »
La clairière d’Eza Boto…
Pour Yves Chatap, commissaire de l’exposition, le projet « La clairière d’Eza Boto » redonne une histoire à ce premier pseudonyme de l’écrivain. « Je n’y croyais pas beaucoup ! Ils ont porté ce projet et j’apprécie beaucoup les éléments poétiques », glisse sa veuve, Odile Biyidi-Tobner, aussi écrivaine et universitaire. Les obstacles n’ont pas manqué. « Ce projet a été imaginé avant la période du Covid, avec une autre dynamique ! Il était plus large. En raison de la crise sanitaire, de restrictions budgétaires et de voyages, il a été révisé », rappelle Yves Chatap.
… espace d’expression des artistes
Dans l’orangerie du jardin des plantes de Rouen, la lumière inonde les œuvres présentées. Cette exposition collective réunit quinze artistes africains qui interrogent les concepts d’identité et de mémoires et interpellent les notions de territoires.
Fayçal Baghriche propose une série de drapeaux (différents) enroulés sur eux-mêmes, qui ne laissent voir qu’une seule couleur, le rouge, comme une identité nationale qui s’efface. Nu Barreto s’empare aussi du même symbole pour dénoncer la domination des pays occidentaux qui perdure. Il réinterprète le drapeau américain aux couleurs de l’Afrique (vert, jaune, rouge), le crible de balles, les étoiles, devenues noires, tombent.
Mo Laudi, à travers sa sculpture d’un homme qui lance un poing de lutte vers le ciel, couvert de cacao, raconte aussi la lutte de Banda dans Ville cruelle : « Banda frémit de colère. Ses yeux s’embuèrent de larmes. Non, rugit-il, ce n’est pas vrai ! Mon cacao est bon ! »
Les autoportraits photographiques de Samuel Fosso, en homme d’Église, répondent aussi aux réflexions de Banda : « Il en avait vu lui aussi des prêtres indigènes, et de près. C’était certainement les gens qui avaient le plus de privilèges parmi les Noirs. » Les peintures-miroirs de Sadikou Oukpedjo, des portraits mi-homme, mi-animal, questionnent l’origine de l’homme et de son identité. Ghizlane Sahli, elle, a réalisé une sculpture pour cette exposition : un énorme cœur blanc qui interroge la pureté de nos sentiments et des liens qui nous unissent, un cœur construit autour de déchets cousus de fil de soie.
À LIRE AUSSILittérature : Mabanckou nous donne une bonne leçon
Résidence fluviale
Le projet a accueilli plusieurs artistes africains en résidence aussi sur une péniche, invités à explorer la Seine, du Havre à Rouen. Odile Biyidi-Tobner rappelle que Mongo Beti considérait qu’une ville digne de ce nom devait être traversée par un fleuve. Rouen est traversée par la Seine, tout comme Tanga dans Ville cruelle : « Ce fleuve était une des curiosités de Tanga, une espèce de cirque permanent. »
Le commissaire de l’exposition se désole : deux artistes camerounais n’ont pas pu rejoindre la France pour cette résidence fluviale, malgré leurs documents en règle et un visa Schengen en poche. « Même sur un projet d’Africa 2020, les déplacements restent problématiques. On s’interroge sur la question de la mobilité et de la liberté », lâche Yves Chatap.
Au terme de cette traversée, une restitution sera réalisée dans différents lieux d’arts partenaires de Rouen Métropole et à la Cité internationale des Arts à Paris.
À LIRE AUSSIAlain Mabanckou : l’Afrique des lettres entre au Collège de France
Promenade
Les événements autour de la Clairière d’Eza Boto vont se poursuivre jusqu’au mois de septembre. Une bonne occasion de promenade littéraire et artistique dans le sillon du fil rouge d’un grand écrivain camerounais, exilé et ancré à Rouen. « Cet auteur, philosophe, engagé et incontournable de la littérature africaine, n’a malheureusement pas trouvé de reconnaissance dans l’Hexagone à ce jour. L’histoire de Mongo Beti à travers son œuvre, entre exil choisi et imposé, invite chacun à penser la construction artistique comme un temps révolté ou subi », commente Yves Chatap.
Le point