4 mai 2024
Paris - France
AFRIQUE INTERNATIONAL

Le piège africain de Macron

RESUMÉ

Mai 2017  : quinze ans après son stage d’énarque au Nigeria, Emmanuel Macron est élu président de la République française. Il promet de faire souffler un vent nouveau sur les relations avec le continent africain. Fort de sa jeunesse et de son libéralisme, il dénonce une «  Françafrique  » postcoloniale dont il ne se sent pas comptable et mise sur les nouvelles générations pour réconcilier les mémoires des deux côtés de la Méditerranée.

Mais il se heurte vite au réel. Les autocrates, à la longévité exceptionnelle, ne tardent pas à lui rappeler qu’ils sont les derniers des Mohicans à défendre les intérêts français, en Afrique comme dans les organisations internationales. Sur un continent mondialisé redevenu géostratégique, la France ne pèse guère plus que par son armée dans le Sahel et quelques empires économiques familiaux.

Pour échapper à cette perte d’influence globale, Emmanuel Macron joue un joker inédit : «  l’Afrique  » en France. Il crée un Conseil présidentiel pour l’Afrique composé essentiellement de Français originaires du continent, dans le dessein de dépoussiérer la politique africaine de l’Hexagone.

Au terme d’une enquête de deux ans auprès de multiples interlocuteurs, les auteurs dressent un constat implacable : malgré des succès, l’ardoise magique de la « génération Macron » n’a pu effacer d’un trait, plus d’un demi-siècle après les indépendances, des relations ambiguës. L’offensive de charme, notamment auprès des diasporas, du chef de l’État n’a pas réussi à convaincre l’électorat des banlieues, comme il l’admet dans une longue interview exclusive. Une épine dans le pied à l’approche de la présidentielle de 2022 ?
Ou comment, par un singulier effet boomerang, Emmanuel Macron risque d’être piégé autant en France qu’en Afrique.

Journaliste et spécialiste de l’Afrique, Antoine Glaser a été directeur de la rédaction d’Africa Intelligence. Il est notamment l’auteur de Comment la France a perdu l’Afrique (avec S. Smith, Calmann-Lévy, 2005) et, chez Fayard, de Nos chers espions en Afrique (avec T. Hofnung, 2018).

Journaliste éditorialiste à L’Opinion, Pascal Airault a réalisé de nombreux reportages pour Jeune Afrique. Il est l’auteur de Françafrique. Opérations secrètes et affaires d’État (avec J.-P. Bat, Tallandier, 2016).

Introduction

Un anniversaire « en famille » à Abidjan

« Joyeux anniversaire, monsieur le Président », chantent en chœur les musiciens du groupe Magic System derrière leur leader, A’salfo. À pas lents, ils s’avancent vers la table d’honneur, en procession après le chariot d’un énorme gâteau d’anniversaire, garni de quatre bougies blanches et deux bougies bleues, aux mèches vacillantes. Emmanuel Macron se lève, visiblement gêné. Les deux premières dames, Dominique Ouattara et Brigitte Macron, l’accompagnent et l’aident à souffler ses bougies. On est le 21 décembre 2019 et le président français fête, à l’insu de son plein gré, son quarante-deuxième anniversaire dans l’imposante salle des congrès de l’hôtel Ivoire. Un lieu mythique à Abidjan, capitale économique de la Côte d’Ivoire, où l’ancien président Félix Houphouët-Boigny, au pouvoir de 1960 à 1993, prononçait des discours interminables pour les congrès du PDCI-RDA, alors parti unique.

Après le repas de gala, VIP français et ivoiriens dansent tard dans la nuit au rythme zouglou de l’orchestre ivoirien. Souvenirs : c’est Magic System qui avait animé, le 7 mai 2017, au Carrousel du Louvre, la soirée électorale d’Emmanuel Macron qui venait d’être élu président de la République française. Un geste aussi politique que musical.

Emmanuel Macron pouvait-il échapper à cette scène plutôt familiale à Abidjan, cœur de la « Françafrique » durant plusieurs décennies ? Capitale francophone de l’Afrique de l’Ouest, Abidjan a toujours vécu en osmose politique avec Paris. Ou presque. Profitant d’une période de cohabitation en France, donc d’indécision, l’historien socialiste Laurent Gbagbo arrive au pouvoir en 2000, appelant à une deuxième indépendance de son pays. Un simple « accident » de l’histoire franco-africaine ? Paris joue un jeu trouble et une force française finit par couper le pays en deux avec un mandat des Nations unies pour empêcher les combats entre les forces loyalistes et une rébellion installée au nord. Dix ans plus tard, c’est pourtant bien l’armée française qui donne l’assaut à la résidence de Laurent Gbagbo, à l’issue d’une élection controversée l’opposant à Alassane Dramane Ouattara, surnommé « ADO ». Celui-là même qui a organisé la fête d’anniversaire, ce 21 décembre 2019, d’Emmanuel Macron.

Avec ce libéral affiché, le président français se sent en confiance. Il compte sur lui pour le sortir du piège politique de l’un des derniers cordons ombilicaux de la « Françafrique » : le franc CFA, si gaulois. Même si « ADO » est l’ami de Nicolas Sarkozy, Emmanuel Macron ne le tient pas à bout de gaffe, à l’instar d’autres chefs d’État de l’ancien pré carré francophone. « ADO » n’a-t-il pas assuré qu’il n’avait pas l’intention de se présenter à un troisième mandat ? « J’ai décidé de ne pas être candidat à l’élection présidentielle du 31 octobre 2020 et de transférer le pouvoir à une jeune génération », avait-il déclaré, péremptoire, le 5 mars 2020. Dans la foulée, c’est un Emmanuel Macron enthousiaste qui avait tweeté : « Je salue la décision historique du président Alassane Ouattara, homme de parole et homme d’État, de ne pas se présenter à la prochaine élection présidentielle. Ce soir, la Côte d’Ivoire donne l’exemple. » Las… Le 8 juillet 2020, le décès d’Amadou Gon Coulibaly, Premier ministre et candidat désigné d’Alassane Ouattara à la présidentielle du 31 octobre, est venu remiser les plans. Le chef de l’État ivoirien décide, pour « cas de force majeure », de se représenter en vue d’un troisième mandat. C’est une grande désillusion pour Emmanuel Macron, qui espérait que son homologue ivoirien achève son mandat en beauté en incarnant l’exemple démocratique. Il s’était déjà appuyé sur lui pour gérer plusieurs dossiers sensibles en Afrique de l’Ouest et mettre en scène sa diplomatie économique, culturelle et sportive.

 Ce ne sera pas la seule déconvenue africaine du président français, confronté aux chausse-trappes d’un continent émancipé et redevenu géostratégique. Même avec un petit médaillon du général de Gaulle sur son bureau, Emmanuel Macron a tout à apprendre de l’Afrique francophone quand il s’installe à l’Élysée le 14 mai 2017. Ce ne sont pas les quelques mois qu’il a passés en 2002 au Nigeria comme stagiaire de l’ENA qui l’ont préparé à appréhender l’ambiguïté des relations de l’ex-pré carré avec l’ancienne puissance coloniale. D’autant qu’il entend ouvrir un nouveau cahier d’Histoire… Pour son premier voyage présidentiel en terre africaine (hors déplacements sécuritaires), le 28 novembre 2017 au Burkina Faso, Emmanuel Macron prend la posture de l’imprécateur, celui qui dénonce le système ancien de la « Françafrique » dont il ne se sent pas comptable. Devant les étudiants burkinabés, qui avaient déboulonné au mois d’octobre 2014 le président.

Blaise Compaoré, l’un des principaux alliés de la France dans la région, le « jeune Macron » joue de la solidarité générationnelle. Dans la corbeille, il jette un gage attendu de bonne volonté : la mise à disposition de la justice burkinabée des archives secrètes françaises sur l’assassinat le 15 octobre 1987 du capitaine Thomas Sankara, l’homme intègre, héros de la jeunesse africaine.

Cette annonce d’une nouvelle relation entre la France et l’Afrique proclamée en 2017 par Emmanuel Macron à Ouagadougou a toutefois vieilli aussi vite que rougissaient les « cartes de conseils aux voyageurs » du Quai d’Orsay, interdisant aux ressortissants français de séjourner dans la région. En moins de trois ans, elles ont viré du jaune clair (vigilance renforcée) à l’orange (déconseillé sauf raison impérative) et au rouge vif (formellement déconseillé), sur quasiment l’ensemble des pays sahéliens, y compris le Burkina Faso. Bien sûr, cette situation de conflits armés ne concerne pas l’ensemble du continent ; mais c’est la région où la France considère qu’elle a encore des responsabilités. Dès 2017, c’est donc Emmanuel Macron, chef des armées de la République française, qui arpente les pays d’Afrique de l’Ouest franco-phone avant de se rendre dans des pays anglophones comme le Nigeria, ainsi que dans la Corne de l’Afrique.

Un peu imprudemment, le candidat en campagne Macron avait évoqué, s’il était élu, le retrait des 4 500 militaires de l’opération Barkhane – pas question de s’enliser dans les sables du Sahel ! Une fois au pouvoir et après plusieurs visites de terrain, le chef de l’État comprend, tardivement, que le piège n’est pas que militaire, mais aussi politique. Après avoir rappelé à plusieurs reprises à ses pairs africains qu’il était « comptable de la mort des soldats français », Emmanuel Macron prend un coup de sang le 25 novembre 2019, jour du décès de treize militaires français dans un accident d’hélicoptère. Il convoque en janvier 2020 à Pau les chefs d’État africains du G5 Sahel, coalition des pays de la région pour la sécurité et le développement. Il voit bien que certains d’entre eux jouent des sentiments antifrançais des populations pour préserver leur régime.

Pourquoi Pau ? Macron tient à ce que ces chefs d’État se recueillent avec lui devant les tombes des cinq militaires du 5e régiment d’hélicoptères de combat (RHC) tués avec huit autres de leurs camarades. Face à l’improbable victoire d’une armée française confrontée à l’effondrement de plusieurs États-nations construits pendant la période postcoloniale, Emmanuel Macron change de stratégie pour limiter les dégâts politiques et financiers. Il réduit essentiellement le champ des opérations de la force Barkhane au contrôle de trois frontières (soit une surveillance ramenée de 5 millions à 600 000 kilomètres carrés), tout en engageant l’armée française à prendre le leadership d’une coalition européo-sahélienne.

Là encore, la fermeté affichée se heurte aux réalités sociopolitiques locales. Au Mali, pays névralgique de l’opération Barkhane, le président Ibrahim Boubacar Keïta, « IBK », est renversé le 18 août 2020 par des officiers supérieurs qui ne font que profiter d’un long soulèvement populaire pour sortir le pays d’une impasse. Paris, qui tenait à bout de bras le régime « IBK », privilégiant la lutte de l’armée française contre les djihadistes dans la région, est obligé de replonger dans la politique locale pour préserver ses intérêts. Une double peine pour Emmanuel Macron. Car ce coup d’État risque de moins inciter ses alliés européens à le rejoindre sur ce théâtre qui, de leur point de vue, reste périphérique pour leur propre sécurité.

« En Afrique, nous, on fait le business, et la France assure la sécurité. » Cette boutade de fin de déjeuner, entendue de la bouche de diplomates européens, n’est pas sans fondement. On verra comment l’image de la France en Afrique francophone s’est dégradée, à la consternation des milieux d’affaires français. Emmanuel Macron tente de changer la donne en s’investissant, hors du pré carré, dans les grandes économies du continent : Égypte, Nigeria, Éthiopie, Angola, Afrique du Sud… Il déploie une nouvelle approche en snobant parfois les pouvoirs politiques locaux pour ne s’adresser qu’aux hommes d’affaires. Au Nigeria, il drague ouvertement les milliardaires… Sans réel succès. Ces grands industriels sont déjà totalement mondialisés avec pléthore de nouveaux partenaires (Chine, Turquie, Israël…). De plus, à l’exception notable du groupe Total, le potentiel des investisseurs français s’est réduit comme une peau de chagrin. Finis les monopoles postcoloniaux de la guerre froide. Seuls survivent, plutôt bien, les pater familias implantés de longue date sur le continent avec des réseaux personnels dans les cercles de pouvoir, à l’instar de Vincent Bolloré, Martin Bouygues, Pierre Castel, Robert Fabre… L’Afrique et le capitalisme familial français font (encore) bon ménage.

Pour secouer cet infernal kaléidoscope franco-africain, toujours coincé sur la même image, Emmanuel Macron décide de s’adresser aux Français d’origine africaine. Une nouvelle version de « l’Afrique en France », jamais tentée par ses prédécesseurs à l’Élysée. Dès le mois d’août 2017, un Conseil présidentiel pour l’Afrique (CPA) d’une dizaine de personnes issues de la société civile, pour dépolitiser la relation avec le continent, est créé. Ces personnalités sont invitées à être aussi disruptives dans leurs propositions que le e Président, chacune dans son domaine de prédilection (diasporas, santé, éducation, sport, médias,banques, urbanisme…). Un mini-think tank à usage présidentiel, hors institutions, qui devait permettre, dans l’esprit d’Emmanuel Macron, de court-circuiter des administrations enkystées dans des relations traditionnelles avec le continent.

L’obsession du Président auprès de ses collaborateurs se résume aux questions : « Comment changer l’image de la France en Afrique ? » Réponse : par les diasporas, qui représentent 5 millions de personnes et de futurs électeurs de la présidentielle de 2022 ! « Comment valoriser les Africains ? » Réponse : par la culture ! Dans la foulée, une Saison culturelle Africa 2020 est lancée en France pour présenter les points de vue des sociétés civiles africaines. Un événement confié à une combattante sans concession de l’expression africaine par les Africains : N’Goné Fall, ancienne directrice de la Revue noireEn lieu et place du traditionnel sommet Afrique-France des chefs d’État, un Forum magnifiant les sociétés civiles africaines se tiendra en juillet 2021 à Montpellier, ville où l’université anime une chaire des diasporas africaines. Parallèlement au Conseil présidentiel pour l’Afrique, Emmanuel Macron ne va cesser de coopter des personnalités emblématiques des relations avec l’Afrique, hors des structures et institutions attitrées. Il leur confiera des dossiers aussi sensibles que la restitution du patrimoine africain…

Mais où sont donc les relais politiques dans les banlieues pour animer la nouvelle politique de « l’Afrique en France » du chef de l’État ? Sous l’étendard de La République en marche, quelques courageux Français d’origine africaine sont montés au front . Ils ont brigué la députation dans des circonscriptions réputées difficiles. Ils sont très éloignés des « premiers de cordée » du CPA et ont été élus par des électeurs de toutes origines, mais ne sont pas parvenus à accéder à des postes à responsabilité à l’Assemblée nationale. Cette très grosse déception parmi les « députés-missionnaires » de La République en marche augure mal de la mobilisation à venir dans les communautés binationales pour l’élection présidentielle de 2022. Même si elle avait tendance à snober ces députés, le départ de Sibeth Ndiaye du gouvernement a laissé un goût amer au sein de ces communautés, qui l’avaient surnommée « Tantine Sibeth ».

Regroupées par pays, voire par régions, dans les banlieues parisiennes et certaines grandes villes, les Français d’origine africaine représentent 10 % du corps électoral. « Pour l’instant, il n’y a pas d’affichage de la diversité au gouvernement. C’est d’autant plus paradoxal que la prochaine élection présidentielle se jouera avec les diasporas. Et on voit déjà des diasporas qui votent Rassemblement national, parce qu’elles se considèrent comme les mal-aimées. Pour mobiliser les salles, il n’y a que les diasporas qui en sont capables », relève la Franco-Marocaine Zakia Mortreau, qui a travaillé sur le rapport Thiriez pour diversifier et moderniser les écoles de la haute fonction publique.

Tout avait pourtant si bien commencé ! Pour son dernier déplacement de campagne, le 1er avril 2017 à Marseille, sa « ville de cœur » comme il l’appelle, le candidat Macron ne voyait que des Français, notamment d’origine africaine. « Quand je regarde Marseille, je vois une ville française façonnée par deux mille ans d’histoire d’immigration. Je vois des Arméniens, des Comoriens, des Italiens, des Algériens, Marocains, Tunisiens, Maliens, Sénégalais… Mais je vois quoi ? Je vois des Marseillais, je vois des Français ! C’est ça, être fier d’être français ! […] Ce que nous allons faire dans le quinquennat, c’est surtout sortir d’un  passé qui ne veut pas passer. Sortir des luttes fratricides qui affaiblissent la France, le Maghreb, l’Afrique. Sortir de la Françafrique ! »

 Pourquoi l’ardoise magique du jeune Macron n’a-t-elle pas encore permis d’effacer plus d’un demi-siècle d’une « Françafrique » surannée ? Ce livre explore tous les fronts sur lesquels le chef de l’État, non sans imagination, a tenté de faire imploser, de contourner ou d’inverser les tendances lourdes pour encore peser dans une Afrique mondialisée. En France, les personnalités cooptées par le Président pour écrire un nouveau récit national avec l’Afrique sont souvent hors d’atteinte de « ceux qui n’ont pas les codes », comme l’explique une députée déçue de la diaspora. En revanche, ce sont les activistes français d’origine africaine, souvent d’anciens exilés politiques, qui drainent l’audience. À travers les réseaux sociaux, ce sont eux qui impulsent les ressentiments envers la France dans les capitales du pré carré. Par un singulier effet boomerang, Emmanuel Macron risque d’être piégé autant en France qu’en Afrique par des communautés en souffrance.

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