13 décembre 2024
Paris - France
POLITIQUE

Côte d’Ivoire : Alassane Ouattara peut-il proposer un « New Deal » aux Ivoiriens ?

En dépit dune forte croissance, le pays ne réduit pas suffisamment les inégalités. Depuis deux ans, le gouvernement ivoirien redouble defforts pour inverser la tendance. Jeune Afrique fait le point

« Les grandspères sont en train de résoudre leurs problèmes, mais qu‘est ce que cela apporte aux jeunes », tempête Francis Akindès. Interrogé par Jeune Afrique au but de juin, le sociologue regrette que la classe politique se concentre autant sur le retour au pays de lancien président, Laurent Gbagbo, après son acquittement devant la Cour pénale internationale. « Ils oublient lautre dimension de la réconciliation, la réconciliation intergénérationnelle, celle du partage des richesses », estime le sexagénaire

Alors que les moins de 25 ans représente plus de 50 % de la population, « on ne les convoque en politique que pour leur musculature. On leur promet lavenir, mais le présent leur échappe », juge le chercheur

Croissance à la chinoise Pourtant, depuis 2012, la Côte dIvoire arbore une croissance à la chinoise. Plus de 8 % en moyenne, après une décennie de stagnation. La performance fait la fierté du pouvoir et entretient la mobilisation en faveur du pays des bailleurs de fonds et des institutions internationales. Elle sest également traduite par une montée en puissance du secteur privé avant la crise liée au Covid19, avec des investissements directs étrangers multipliés par deux entre 2012 et 2019, selon la Cnuced, et un taux dinvestissement du privé passé de 6 % à 16 % du produit intérieur brut (PIB), alors que celui du public est stable autour de 6%

W ON NE CONVOQUE LES JEUNES EN 

POLITIQUE QUE POUR LEUR MUSCULATURE. ON LEUR PROMET L’AVENIR, MAIS LE PRÉSENT LEUR ÉCHAPPE 

Élu lan dernier pour un troisième mandat, le chef de lÉtat Alassane Ouattara navait pas manq, pendant la campagne, de mettre en avant les réalisations enregistrées depuis son arrivée au pouvoir : 40 000 kilomètres de routes construites ou réhabilitées, des accès à lélectricité et à leau potable améliorés, des centaines de classes ouvertes, des universités et des hôpitaux construits et rénovés. Mais le goudron ne se mange pas, répond la rue

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« Le pouvoir assure que le taux de pauvreté a diminué, mais les gens ne font pas le même constat, remarque Francis Akindès. Les jeunes ont du mal à sinsérer, même ceux qui vont à luniversité. Et ils constatent le désengagement de lÉtat qui a, en parallèle, favorisé le développement du secteur privé. » Avec une dépense consacrée à léducation tombée à moins de 4% du PIB entre 2015 et 2018, les chiffres confirment ce 

sentiment

L’ABSENCE DE DÉBOUCHÉS POUR UNE PARTIE DE LA JEUNESSE SE TRADUIT DANS LES VILLES PAR LES PHÉNOMÈNES DES MICROBES ET DES BROUTEURS 

« La massification des effectifs, accentuée par la décision du président en 2015 de rendre lécole obligatoire jusquà 16 ans, na pas été suffisamment accompagnée et les infrastructures sont insuffisantes, en dépit des fonds apportées par la coopération française dans le cadre du C2D [contrat de désendettement et de développement] », estime Koffi Christian Nda, chercheur au laboratoire danalyse et de modélisation des politiques 

économiques (Lampe)

Labsence de débouchés pour une partie de la jeunesse se traduit dans les villes par les phénomènes des microbes (bandes de jeunes délinquants) et des brouteurs (cyber escrocs). « Cest une manière pour ces jeunes de trouver une place, par linformel et la violence », juge Francis Akindès

420 

Réussite individuelle À son arrivée au pouvoir, le chef de lÉtat a choisi de dépolitiser la sortie de la crise en mettant de côté des sujets comme la citoyenneté, à lorigine du conflit de 20102011. Il a fait de lémergence son principal objectif, et de la réussite individuelle lun de ses marqueurs. Un discours en partie accepté par une population épuisée, aspirant à une vie normale. Mais, avec ce discours, il a aussi créé des frustrations

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Le revenu par habitant a doublé entre 2011 et 2019, passant de 1120 dollars à 2 290 dollars, mais ce chiffre masque dimportantes disparités. Une partie de la croissance est, par ailleurs, gommée par laugmentation de la population (2,4 % par an), qui est six fois plus importante quen Chine

Les politiques impulsées par Alassane Ouattara, ancien haut fonctionnaire du Fonds monétaire international (FMI) et libéral assumé, offrent une source permanente de critiques pour l‘opposition, « alors quellemême n‘a pas de solution », souligne Francis Akindès

SI LE REVENU PAR HABITANT A DOUBLÉ ENTRE 2011 ET 2019, PASSANT DE 1120 DOLLARS À 2 290 DOLLARS, CE CHIFFRE MASQUE D’IMPORTANTES DISPARITÉS 

« Cest vrai que pour les privilégiés du gime, le bilan est fantastique puisquils se sont enrichis comme jamais. Pour la majorité de notre population, cest une autre histoire », dénonçait, par exemple, Kouadio Konan Bertin, membre du Parti démocratique de Côte dIvoire (PDCI) et conseiller du président de cette formation, Henri Konan Bédié, dans une interview donnée à JA lan dernier

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« Personne ne peut nier les efforts entrepris, analyse léconomiste Denis Cogneau, mais les inégalités nont pas été pour autant réduites de manière significative. Elles restent importantes en Côte dIvoire. Moins quen Afrique du Sud ou en Angola, mais plus quau Mali ou au Burkina Faso. Elles se situent à peu près au niveau des États Unis », témoigne le chercheur, qui a travaillé sur une comparaison internationale allant dune période de 1990 à 2018. « Cest un héritage que lon ne peut pas imputer seulement au pouvoir actuel. Il remonte au moins à la fin des années 1980», précisetil

Réduction de la pauvreté 

En quarante ans, les planteurs de cacao ont, par exemple, vu leur pouvoir dachat divisé par trois. Premier producteur mondial de fèves, la Côte dIvoire a bien tenté ces deux dernières années de créer un cartel avec le Ghana pour tirer un meilleur profit de ses exportations, mais son influence sur les cours mondiaux – 

contrôlés par les multinationales de lagroalimentaire est restée très limitée. Pour la petite campagne de 2021, qui sétale de janvier à mai, les cacaoculteurs devront se contenter de 750 F CFA par kilo (1,14 /kg), un niveau similaire à ce quils recevaient en 2010

DEPUIS UN PEU PLUS DE DEUX ANS, ALASSANE OUATTARA A FAIT DE L’INCLUSION ÉCONOMIQUE UNE THÉMATIQUE PLUS PRÉSENTE DANS SON ACTION POLITIQUE 

Selon le gouvernement, qui sappuie sur une étude régionale de la Banque mondiale, le taux de pauvreté a pourtant baissé sous la présidence dAlassane Ouattara, passant de 55 % de la population en 2011 à 39,4% en 2018. La situation est cependant encore loin de celle du milieu des années 80 ce chiffre plafonnait à 10 %. À Abidjan, les pouvoirs publics estiment quil manque 500 000 logements, tandis que 1,2 million de personnes vivent actuellement dans les 130 bidonvilles recensés de la capitale économique

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Depuis un peu plus de deux ans, le chef de lÉtat a fait de linclusion économique une thématique plus présente dans ses discours. À la fin de 2018, il a confié à la primature la conception et la supervision dun programme de réduction des inégalités réparti sur deux ans, baptisé PSGouv. « Perçu comme le président des grandes infrastructures, il a voulu donner plus de visibilité à la dimension sociale de son action », indique une source gouvernementale. Pendant la mise en oeuvre de ces projets, le Premier ministre en a suivi lavancement tous les quinze jours et en a rendu compte une fois par mois à Alassane Ouattara

Émergence en 2030 

En mars 2021, le gouvernement a indiqué quils avaient été réalisés à 90,4 %. Près de 2000 villages ont été électrifiés, contre un peu plus de 1500 entre 1994 et 2010. 80% de la population a accès à lénergie, et le pouvoir vise 100% en 2025. Par ailleurs, 227 000 ménages ont bénéficié des filets sociaux avec un transfert de 36 000 F CFA par trimestre

LE POUVOIR AMBITIONNE DE CRÉER 8 MILLIONS D’EMPLOIS ET D’ABAISSER LE TAUX DE PAUVRETÉ À MOINS DE 20 % DE LA POPULATION EN MOINS DE DIX ANS 

Sil sest publiquement félicité des progrès enregistrés, le président sait que le gouvernement devra poursuivre ses efforts avec davantage dintensité pour prétendre à lémergence à lhorizon 2030. Dici , le pouvoir ambitionne de créer 8 millions demplois et dabaisser le taux de pauvreté à moins de 20 % de la population

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La question est de savoir si lÉtat favorisera davantage les classes populaires dans les prochaines années, alors que la croissance a fortement ralenti en raison du Covid19 en 2020 (2 %) et quelle devrait atteindre 6,5 % cette année. Les transferts sociaux sont encore peu nombreux. Seulement 3 millions dIvoiriens peuvent prétendre à la couverture mutuelle universelle (CMU), dont lefficacité est bridée par la qualité de loffre de soins, notamment en milieu rural. À la fin de 2020, ce dispositif avait débouché sur la prise en charge médicale de 143 335 assurés

Recettes houphouëtistes 

Pour faire décoller son pays, léconomiste Alassane Ouattara a largement repris les recettes houphouëtistes en misant beaucoup sur lagriculture. « Il est difficile de comprendre précisément les ressorts de la performance ivoirienne, car la comptabilité disponible nest pas très détaillée », regrette Denis Cognedu. Selon le chercheur, les sources de la croissance ont varié suivant les années depuis 2012. Celleci est tantôt portée par les exportations de cacao (2016, 2018), tantôt par le décollage de lanacarde (2018), quxquels on peut ajouter les cultures vivrières (2014). « Cela met en évidence une grande agilité de la part des agriculteurs ivoiriens, et, dans la mesure ils font partie des nages modestes, cela constitue une forme dinclusivité », estimetil

Cest moins le cas pour la croissance reposant, selon les années, sur lextraction d‘or ou de pétrole, les services (2016), la consommation boostée par la hausse du salaire des fonctionnaires, le BTP et les télécommunications (2018). Malgré des progrès réels, Denis Cogneau ne voit, par ailleurs, pas le signe dune industrialisation importante de léconomie nationale

CELA MET EN ÉVIDENCE UNE GRANDE AGILITÉ DE LA PART DES AGRICULTEURS IVOIRIENS 

Les raisons sont multiples. Le coût du travail toujours élevé comparé avec dautres pays en développement , linsuffisant niveau de qualification de la population, des difficultés à mobiliser les capitaux nécessaires et une monnaie forte comptent parmi les principales explications. Les coupures délectricité enregistrées depuis le mois davril dernier constitueraient un obstacle supplémentaire à ce processus si elles devaient se prolonger

Pression fiscale faible 

Le manque de recettes domestiques fait aussi peser un doute sur la capacité de lÉtat à offrir un modèle plus inclusif. La pression fiscale de la locomotive de lUemoa tourne autour de 15 % du PIB, quand le Maroc est à plus de 20 % et quil faudrait atteindre 25 %. « Sur ce point, Alassane Ouattara n‘a que marginalement redressé la pression fiscale depuis 2011 », affirme Denis Cogneau

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Selon le chercheur, Abidjan se situait, en 2019, derrière Dakar et ne collectait pas plus dimpôts que ne le faisait ladministration à la fin de la période coloniale, alors que la forte croissance du PIB (observée depuis 2012) aurait saccompagner dune hausse des taxes prélevées. Cela sexplique sans doute par la baisse du poids du commerce extérieur et une tendance à « linformalisation » de léconomie. En 2014, seulement 6 % des chefs de famille étaient salariés des secteurs publics et privés, contre 17 %, en 1998

EN 2019, ABIDJAN SE SITUAIT DERRIÈRE DAKAR EN MATIÈRE DE PRESSION FISCALE 

« Pour élargir lassiette des contributeurs, il faut convaincre une partie de la population de sortir du secteur informel et, pour cela, revoir les taux de prélèvement de ces ménages à la baisse », estime Koffi Christian Nda

À lautre bout de léchelle sociale, le pouvoir doit mieux taxer les plus riches, dont la plupart, non salariés, ne sont donc pas concernée par la retenue des impôts à la source. La tâche est difficile visàvis dune élite, qui a largement soutenu Alassane Ouattara depuis 2011. Mais le chef de lÉtat sait que partager les fruits de la croissance est le meilleur moyen déloigner un peu plus les fantômes des crises du passé et dimprimer aux yeux de tous une marque positive dans lhistoire de son pays

JA

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