18 mai 2024
Paris - France
CULTURE

Vincent Hugeux, journaliste, spécialiste de l’Afrique

« Il est très clair que vous avez, et c’est un legs post-colonial, plusieurs des  » héroïnes  » de mon casting qui sont nées françaises. C’est le cas de Sylvia Bongo, la fille d’un grand assureur, Edouard Valentin. Après tout, Chantal Compaoré est née Terrasson de Fougères, petite-fille d’un administrateur colonial. Viviane Wade était Franc-Comtoise. »

« Messagère, aiguillon, avocate, suppléante, paratonnerre, médiatrice »… Les premières dames d’Afrique jouent un rôle souvent discret mais bien réel auprès de leur mari chef d’Etat. Le journaliste Vincent Hugeux, spécialiste de l’Afrique pour l’hebdomadaire français L’Express, ausculte l’influence de ces femmes dans son livre-enquête Reines d’Afrique, le roman vrai des premières dames, paru aux éditions Perrin. Une galerie de dix portraits dont il nous donne un aperçu.

RFI : Pourquoi consacrer un livre aux premières dames d’Afrique ? Ont-elles réellement un poids, une influence sur le cours des événements ?

 

<i>Reines d’Afrique, le roman vrai des premières dames, </i>paru aux éditions Perrin.
<i>Reines d’Afrique, le roman vrai des premières dames, </i>paru aux éditions Perrin. DR

Vincent Hugeux : Indéniablement, oui. A force de les voir évoluer au côté ou dans le sillage de leur président d’époux, je me suis aperçu qu’effectivement, au-delà de l’image, au-delà de l’humanisation d’un chef d’Etat taiseux, belliqueux ou abrupt, par le biais par exemple de fondations caritatives plus ou moins bien gérées au demeurant, ces premières dames pouvaient avoir un réel rôle politique sur l’échiquier national. Plus d’un destin de ministre, de directeur d’administration s’est forgé en fonction de la sympathie ou au contraire de l’aversion qu’éprouvait pour lui la première dame. Et puis dans l’Afrique d’aujourd’hui comme dans l’Europe depuis le XVIIe siècle, vous avez également des alliances soudées aux confins de l’intime et du politique. Si, par exemple, le chef de l’Etat unit son destin à celui de la fille d’une ville rebelle ou d’une province excentrée, c’est aussi une manière d’asseoir davantage son pouvoir. Enfin, dernier élément qui n’est pas anodin, l’épouse peut être aussi une sorte de paratonnerre politique. Quand on discute de son shopping, de ses coiffures, de ses sorties en province, on regarde peut-être avec un peu moins d’acuité les errements et les carences de la gouvernance de l’époux.

« Première dame, c’est un métier », vous dit Dominique Ouattara. Elle a subi, elle, beaucoup d’attaques : « Trop blanche, trop blonde, trop riche, trop Française », dites-vous. « Si j’avais été moins équilibrée, sans doute aurais-je songé au suicide », vous confie-t-elle.

Oui, c’est d’ailleurs une confidence assez inattendue. Il est très clair que vous avez, et c’est un legs post-colonial, plusieurs des « héroïnes » de mon casting qui sont nées françaises. On parle de Dominique Ouattara. Mais c’est le cas de Sylvia Bongo, la fille d’un grand assureur, Edouard Valentin. Après tout, Chantal Compaoré est née Terrasson de Fougères, petite-fille d’un administrateur colonial. Viviane Wade était une jolie blonde aux yeux bleus franc-comtoise. Ça, c’est le côté legs post-colonial. S’agissant de Dominique Ouattara, il est vrai que toutes les rumeurs qui tournaient autour du lien privilégié tissé avec le vieux patriarche, le « Bélier de Yamoussoukro » Félix Houphouët-Boigny, l’ont poursuivi, et à l’évidence – elle le confie d’ailleurs avec une certaine franchise – la meurtrissent encore aujourd’hui.

Et au sein de son couple, le coach, c’est Dominique Ouattara. C’est elle notamment qui l’a remis en selle en l’an 2000 à l’approche de l’élection présidentielle.

Les premières dames ont souvent, et c’est une formule que j’ai employée ça et là, de « l’ambition pour deux, voire pour trois ». C’est-à-dire qu’à un moment donné, et ce sont les témoignages de plusieurs diplomates africains et occidentaux convergents qui m’ont décillé les yeux, c’est vrai qu’Alassane Ouattara est guetté par de découragement. Il le nierait évidemment avec la dernière énergie, mais c’est un fait. Elle n’a jamais cessé de croire en son homme, de croire en sa destinée, sa destinée de chef d’Etat pour lui et peut-être aussi de première dame pour elle. Coach, on l’est parfois pour le meilleur et pour le pire. Car ce que j’essaie aussi de montrer au travers de ces exemples, c’est que la première dame, ça peut être la meilleure alliée ou la pire ennemie de son président d’époux. Regardez le cas de Viviane Wade. Elle a été pour le vieil Abdoulaye Wade cette avocate brillante, visionnaire et parfois déroutante, elle a été cantinière, banquière, infirmière, femme, épouse, sœur, mère, tout ce que vous voulez. Mais elle a été aussi en quelque sorte l’impresario, aveuglée par l’amour maternel de Karim Wade. Et si, à un moment donné, Abdoulaye lui-même a pu caresser le projet, à mon sens tout à fait exotique, de promouvoir Karim dans le rôle de l’héritier présomptif, c’est sans doute aussi parce que Viviane y croyait dur comme fer.

C’est le cas également de Mariam Sall. Elle affiche « une dévotion totale et tranquille » à son époux Macky Sall, dites-vous. Elle le soutient de façon indéfectible.

C’est tout à fait singulier, parce que d’une certaine manière cette néophyte, cette nouvelle venue sur l’échiquier des premières dames – elle n’était pas un personnage public – incarne à la fois une forme de tradition et une modernité inédite au Sénégal. C’est la première fois que vous avez une première dame sénégalaise qui est Sénégalaise de pure souche, qui est noire de peau et qui est musulmane de confession, et d’ailleurs très dévote comme elle l’explique elle-même dans notre entretien. Donc elle est cette modernité. Elle est la preuve que d’une certaine manière, le statut de la première dame est en train de s’africaniser, ce qui est une sorte de nécessité historique et d’évidence. Et en même temps, elle professe une posture vis-à-vis de son époux président qui est extrêmement traditionnelle. Elle va dire par exemple que, à son sens, la société sénégalaise aujourd’hui n’est pas encore mûre pour admettre l’accession à la magistrature suprême d’une femme, alors que vous avez sur le continent africain aujourd’hui trois femmes qui sont présidentes : Ellen Johnson Sirleaf au Liberia, Joyce Banda au Malawi et, dans un rôle extrêmement ingrat de transition, Catherine Samba-Panza en République centrafricaine.

Mariam Sall revendique son statut de femme au foyer, n’en déplaise aux féministes.

Exactement. Et elle dit : « Moi, ma mission, mon rôle, mon obsession, c’est de me mettre au service de mon mari ». Point.

Constancia Mangue de Obiang, en Guinée équatoriale. D’elle aussi on en parle assez peu. Aussi influente dans son pays que méconnue en Occident, à 62 ans, elle exerce un réel ascendant sur son mari. Vous parliez d’ailleurs d’« amour maternel » vis-à-vis de son fils.

Je démarre ce chapitre sur une anecdote vécue par le corps diplomatique lors d’une messe dans une ville de province où le fantasque Teodorin, le fils chéri, débarque en hélicoptère alors qu’on l’attend depuis deux heures. Le père serre les dents à s’en broyer les mâchoires, me raconte-t-on ; la mère le couve d’un regard énamouré. Mais au-delà de cet aspect anecdotique, j’ai voulu évoquer aussi ce personnage parce que la Guinée équatoriale, cette sorte de petit émirat pétrolier assez ubuesque au demeurant, est un pays méconnu, puissant, et qu’à l’intérieur de ce petit pays, Constancia exerce une influence décisive y compris dans le domaine des affaires, parce qu’elle n’est pas seulement l’ombre portée de Monsieur. Elle est quelqu’un qui peut, par exemple, permettre à des investisseurs étrangers d’accéder au Graal, c’est-à-dire au palais. Donc, il ne faut pas s’en tenir simplement aux razzias des boutiques de luxe, aux séances de shopping. Tout cela existe, mais il faut reconnaître que, là encore, pour le meilleur ou pour le pire, ces femmes, dont Constancia Obiang, exercent une influence politico-économico-sociale croissante.

Souvent, les premières dames ont une influence religieuse. C’est le cas de Simone Gbagbo, toujours détenue à Odienné. « La dévote Simone Gbagbo, comme vous dites, elle avait une vision très tranchée : protéger la terre chrétienne du déferlement d’assaillants musulmans venus du Nord ». Cette vision du monde, peut-on mesurer l’influence qu’elle a eue sur son mari Laurent Gbagbo ?

C’est une trajectoire assez fascinante. Car au fond, la jeune Simone Ehivet, future Simone Gbagbo, est une militante courageuse, audacieuse, pugnace. Elle se distingue très vite, elle sort du lot. Elle devient la patronne du mouvement de la Jeunesse étudiante chrétienne. Puis elle se lance dans un militantisme afro-marxiste où elle va donc croiser la trajectoire de Laurent, le fils de Gagnoa. Lui est passé par le petit séminaire, mais il va très vite se détacher de la pratique en tout cas catholique. En fait, elle va le ramener dans le giron du christianisme, mais d’un christianisme évangélique. Ces fameuses Eglises du Réveil [Eglise évangélique du Réveil de Côte d’Ivoire (Eerci)] dont au fond, on tropicalise les rites nord-américains, ce qui est le cas des époux Gbagbo. D’ailleurs, dans l’épilogue crépusculaire de ce tandem, de ce couple politique plus qu’intime sur la fin, elle dira à Laurent y compris dans le bunker assiégé : « Ne te rends pas, tu es l’élu de Dieu. Nous combattons le diable, les démons ». Les démons, ça pouvait être Jacques Chirac, Alassane Ouattara. Et si tu cèdes, tu n’es pas  » garçon , comme on dit à Abidjan. Tu n’es pas un homme, un vrai, digne de ce nom. » Et d’une certaine manière Laurent Gbagbo va subir, même si dans un premier temps il aura joué une sorte de partage des tâches entre elle la rugueuse et lui le politique madré, mais sur la fin, c’est vrai qu’il en vient à demander à être assigné à résidence ailleurs que son épouse parce qu’il mesurera, c’est en tout cas certains de ses intimes qui le confient, à quel point l’aveuglement de virago mystique de Simone a joué un rôle néfaste sur la fin de son règne.

Un mot de Chantal Biya, la roturière « Chantou ». Que cachent ses « pièces montées capillaires » comme vous les appelez ?

Pour moi, c’est le personnage sans doute le plus romanesque. Et c’est la raison pour laquelle je traite le début de ce chapitre un peu comme un conte de fées. Mais l’on sait maintenant, ô combien, que les contes de fées ont toujours un versant cruel. Lorsque Paul Biya perd son épouse, la très vénérée Jeanne-Irène, vous imaginez bien que la camarilla des courtisans va, comme dans un conte des temps anciens, lui présenter toute une série de jeunes filles accortes, belles, riches et de riche extraction. Et voilà que c’est l’outsider, la roturière, la fille métisse d’un forestier des massifs lointains de l’Est du Cameroun qui va apporter un peu de réconfort à cet homme meurtri, dépressif, triste. On va sentir assez vite – et d’ailleurs cette quête de légitimité ne finira jamais pour elle – l’ironie parfois acide de tous les courtisans qui la jugent illégitime. Et elle va se débattre, je pense, avec ce statut jusqu’au dernier jour du dernier mandat de son époux.

Anthony Lattier

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