La détention au Mali de 49 soldats ivoiriens fut le point d’orgue d’une crise inédite entre deux pays intimement liés mais dont les dirigeants actuels ne s’apprécient guère. Récit en trois épisodes d’un mauvais feuilleton qui aura tenu en haleine la sous–région pendant six mois.
LES SECRETS D’UNE AFFAIRE D’ÉTAT
Jeune Afrique a enquêté sur les conditions de l’arrestation, le 10 juillet 2022, à Bamako, de 49 soldats ivoiriens en provenance d’Abidjan et sur les longues négociations qui ont abouti à leur libération six mois plus tard.
À l’origine de cette affaire intervenue dans un climat de défiance entre Alassane Ouattara et les autorités maliennes de transition, des interrogations autour du cadre dans lequel ces militaires ont été dépêchés au Mali et les zones d’ombre entourant le contrat signé entre l’armée ivoirienne et la compagnie Sahel Aviation Service (SAS), un prestataire aérien utilisé par plusieurs contingents de la Minusma.
Alassane Ouattara–Assimi Goïta, les secrets d’une affaire d’État
Il y a une chose qu’Alassane Ouattara (ADO) aime plus que tout le calme de sa villa de Mougins dans le sud de la France. Humer l’air marin de la Côte d’Azur, à l’ombre d’un cyprès, bercé par le chant des criquets. Souvent, il s’y ressource lorsqu’il doit prendre une décision importante.
Avant de décider de rempiler pour un troisième mandat, il se voyait bien y finir ses vieux jours. Mougins aurait été son havre, entre quelques allers–retours en Côte d’Ivoire et une poignée de conférences pour le compte de sa fondation. Oui, mais voilà, en juillet 2020, son dauphin désigné, Amadou Gon Coulibaly, meurt subitement, et ADO décide de se présenter à la présidentielle d’octobre. Avec succès.
Deux ans plus tard, au cœur du mois d’août 2022, le chef de l’État n’est pas tranquille. Voilà plus d’un mois que 49 de ses soldats, dont 30 membres des forces spéciales, sont détenus au Mali, arrêtés le 10 juillet, en plein week–end de la Tabaski, à leur arrivée à l’aéroport de Bamako. Le gouvernement malien de transition les accuse d’être des << mercenaires ».
Un intrigant contrat avec la compagnie SAS
À l’origine de cette affaire, il y a d’abord un imbroglio. En 2019, alors que la Côte d’Ivoire vient de déployer 800 Casques bleus à
Tombouctou dans le cadre de la Minusma (mission de maintien de la paix des Nations unies), l’Allemagne, dont plus d’un millier d’hommes sont engagés au sein de la mission onusienne, sollicite les autorités ivoiriennes pour qu’elles fournissent des troupes additionnelles dans le cadre des éléments nationaux de soutien (NSE).
Les états–majors des deux pays signent un partenariat en juillet 2019, validé ensuite par les Nations unies. Parallèlement, un premier contrat est paraphé pour une durée de douze mois par l’armée ivoirienne avec le directeur général de la compagnie aérienne Sahel Aviation Service (SAS). C’est ce prestataire connu mais discret du contingent allemand, par ailleurs utilisé par d’autres troupes européennes et certains miniers, qui opère sur une partie de la base de Bamako que les soldats ivoiriens seront chargés de sécuriser.
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Plusieurs éléments de ce contrat soulèvent des interrogations. Il y est indiqué que c’est SAS qui prendra financièrement en charge les soldats à hauteur de 1 200 dollars par mois. Or, selon les règles fixées par l’ONU, il incombe au contingent qui fait appel à eux de le faire. Le même règlement stipule que ces soldats ne peuvent être utilisés que pour le compte de ce même contingent, en l’occurrence l’Allemagne.
Dans le cas présent, ils sont chargés d’assurer la sécurité et la protection de l’ensemble d’un site géré au sein de l’aéroport de Bamako par SAS et non par la Minusma, et qui accueille les contingents NSE, mais pas seulement.
Aussi, si le contrat de juillet 2019 mentionne 25 éléments, le contingent arrêté le 10 juillet est alors formé de 49 soldats. Les termes du contrat avaient–il évolué? Selon une source militaire ivoirienne, il n’y avait pas de chiffrage précis dans les documents entre SAS et l’état–major réglementant les dernières rotations.
Ces contrats entraient–il dans le cadre de la coopération entre la Côte d’Ivoire et l’Allemagne ? Étaient–ils conformes aux règles onusiennes ?
Une partie des NSE ivoiriens a–t–elle été détournée de sa mission initiale?
Confusion à l’ONU
Aux Nations unies, la confusion est totale. Le 11 juillet, une réunion est organisée dans les locaux de l’ONU à Bamako. À la question << qui sont ces soldats ? », les participants ne parviennent pas à s’entendre sur la réponse.
<< Des NSE, c’est évident », disent certains. << II faut quand même que l’on vérifie », nuancent d’autres. Malgré tout, la Minusma décide d’abonder dans le sens de la Côte d’Ivoire et le fait savoir par le biais de son porte–parole, Olivier Salgado.
« Les soldats interpellés […] ne font pas partie de l’un des contingents de la Minusma. Ces soldats sont déployés depuis plusieurs années au Mali dans le cadre d’un appui logistique pour le compte de l’un de nos contingents. D’après nos informations, leur relève du 10 juillet aurait été préalablement communiquée aux autorités nationales », tweete–t–il dans l’après–midi du 11 juillet.
Si cette déclaration, qui coûtera son poste à Olivier Salgado, a été préalablement validée par le siège de l’ONU, à New York, elle est démentie dès le lendemain par un très haut responsable onusien, qui affirme à RFI, sous couvert de l’anonymat, que ces hommes n’ont pas le statut de NSE et que l’ONU est incapable de déterminer dans quel cadre ils ont été dépêchés à Bamako, ni leur lien contractuel avec SAS. À Abidjan, on rappelle que cette rotation a été dépêchée « dans les mêmes conditions que les précédentes et que cela n’a jamais posé de problème ni aux autorités maliennes ni à l’ONU. »
Les Nations unies dans le flou, l’Allemagne silencieuse, la diplomatie ouest–africaine doit prendre le relais. La médiation du président en exercice de la Cedeao, le Bissau–Guinéen Umaro Sissoco Embalo, est rapidement récusée par le Mali, qui lui préfère le chef de l’État togolais, Faure Essozimna Gnassingbé. Malgré la réticence de la France et de certains pays de la sous–région, comme le Niger, Alassane Ouattara accepte.
L’échec de Lomé
Un premier round de négociations s’ouvre à Lomé, le 29 juillet. Ce vendredi, dans les couloirs de la présidence, le climat est orageux. Les Togolais constatent, impuissants, le niveau de défiance entre les délégations des deux pays. Côté malien, on exige des excuses, que la Côte d’Ivoire refuse de présenter, estimant n’avoir rien à se reprocher. Entre les deux, le ministre togolais des Affaires étrangères, Robert Dussey, s’arrache les cheveux. Faure Essozimna Gnassingbé tentera bien de rapprocher les points de vue, sans succès. Chacun repart de son côté passablement énervé. Le deuxième round des négociations tant espéré n’aura jamais lieu.
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Les cinq colonels qui forment le cœur du pouvoir malien – Assimi Goïta, Ismaël Wagué, Modibo Koné, Sadio Camara et Malick Diaw – ne lâchent pas d’un pouce. Ils sont persuadés qu’Alassane Ouattara est animé par la volonté de les renverser. À leurs yeux, il est le principal responsable des sanctions économiques qui ont frappé le Mali ces six derniers mois, et qui ont finalement été suspendues le 3 juillet. Ce jour- là, les présidents de la sous–région décident de mettre un terme au gel des avoirs de l’État malien et de ceux des entreprises publiques et parapubliques à la Banque centrale des États de l’Afrique de l’Ouest (BCEAO), ainsi qu’au blocage des transferts via les systèmes de paiement de cet établissement.
Si ADO a été l’un des artisans de cette décision, il n’en reste pas moins un opposant farouche de la junte au pouvoir qui, à ses yeux, doit d’abord donner des gages de bonne volonté avant de laisser la place à un exécutif démocratiquement
élu.
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Quelques semaines avant l’arrestation des militaires ivoiriens, une information, dont on ignore si elle est avérée, parvient aux oreilles des autorités maliennes, confortant leurs soupçons. Lors d’un dîner officiel à Abidjan, un haut responsable ivoirien aurait lancé à propos d’Assimi Goita: << Il va falloir qu’on le calme, ce jeune–là. »
Au–delà des craintes de déstabilisation du régime, certains de ses partisans estiment qu’ils tiennent là une occasion rêvée de bomber le torse, de mettre leurs adversaires face à leurs contradictions et de régler leurs comptes avec l’ONU et Alassane Ouattara. « Les autorités maliennes, notamment le Premier ministre Choguel Maïga et le ministre de la Défense Sadio Camara, ont tout simplement voulu se venger. Les soldats sont devenus des otages, une monnaie d’échange », affirme un acteur des négociations.
Certaines sources précisent que la junte entendait par la même occasion récupérer le contrat des Ivoiriens auprès de la société SAS. << Il y a eu des détournements depuis 2019. Sous IBK, certaines personnalités maliennes touchaient une part. Après le coup d’État, l’argent a cessé de ruisseler », précise un
militaire ivoirien.
Guillaume Soro en embuscade
Abidjan pointe également du doigt l’intervention, auprès de la junte malienne, d’un homme qui aurait tenté de tirer profit de la situation Guillaume Soro, l’ancien chef rebelle et ex–président de l’Assemblée nationale aujourd’hui en exil et à couteaux tirés avec Alassane Ouattara.
<< Dans cette histoire, il y a eu une influence négative d’un certain nombre de personnes »>, affirme une source ivoirienne. D’après elle, << Guillaume Soro a voulu instrumentaliser cette affaire dans le but de créer des problèmes internes à la Côte d’Ivoire, d’affaiblir le président et déstabiliser le pays ». Selon cette même source ivoirienne, « les Russes, avec le groupe Wagner, en ont aussi un peu profité dans le but d’atteindre indirectement la France pour la mettre en difficulté ».
Dans l’ombre de la médiation togolaise, les bonnes volontés ne manquent pas. Pas un jour ne passe sans qu’une personnalité politique ou économique de la sous–région, un intermédiaire, se mêle aux négociations, quitte
parfois à irriter Lomé. Un autre acteur va cependant réussir à faire bouger les lignes, comme le révèle le deuxième volet de notre enquête, à lire jeudi 26 janvier.
Tous les articles de notre enquête :
Les soldats de la discorde, au cœur de la crise entre Alassane Ouattara et Assimi Goïta
Révélations sur la médiation secrète du Maroc entre le Mali et la Côte d’Ivoire
JA