Persuadé que l’humanité était une idée périmée, l’auteur a développé une théorie aussi radicale que stimulante.
« L’Obsolescence de l’homme. Tome II. Sur la destruction de la vie à l’époque de la troisième révolution industrielle », de Günther Anders. Traduit de l’allemand par Christophe David.
Günther Anders « L’obsolescence de l’homme » 1956
Ambassadeur du Bénin près l’Organisation Internationale de la Francophonie (O.I.F.) à Paris
Depuis peu de temps, le lecteur français peut découvrir les textes philosophiques et littéraires d’un écrivain atypique, qui n’appartient à aucune école, à savoir Günther Anders.
Si le premier tome de son opus magnum, L’Obsolescence de l’homme, publié en 1956, est traduit depuis le début des années 2000, le tome II, qui regroupe des textes de 1955 à 1979, publié en 1980, n’est accessible que depuis 2012.
Ces deux tomes sont littéralement des phares qui éclairent la modernité dans sa spécificité et explicitent, avec une puissance singulière, la question de la technique, de l’individu, la question du sens ainsi que celle du nihilisme.
Anders se présente comme un philosophe de l’occasion contre les philosophes du système, philosophe des catastrophes, Hiroshima et Auschwitz comme condensés, prismes, « moment époqual », qui marque la nécessité d’une époque, celle de la modernité.
De même, les fulgurances et les audaces spéculatives de Nous, fils d’Eichmann (Rivages, 2003) montrent non seulement qu’Hiroshima et la Shoah ne sont pas des accidents de la modernité, mais que quelque chose du domaine de l’immonde, de la désintégration du monde, est à l’œuvre, depuis Hiroshima et la Shoah, qui perdure comme forme même de notre époque. Bien avant Imre Kertész, Günther Anders considère que ces « catastrophes » ne sont pas des accidents de l’Occident, mais expriment une perversion de la raison dans la rationalisation des moyens, en l’occurrence ici des moyens de destruction. L’holocauste comme culture, dira Imre Kertész, dans le titre d’une de ses conférences.
Le titre de L’Obsolescence de l’homme indique déjà qu’il y a quelque chose de périmé en l’homme, quelque chose hors sujet, à savoir son humanité. L’homme perd ses caractéristiques qui constituaient en propre son humanité : la liberté, la responsabilité, la capacité d’agir, la capacité à se faire être. En utilisant ces concepts, nous parlons le langage et la réalité d’un autre temps. Tout se passe comme si l’être de l’homme relevait aujourd’hui d’une nature morte. Pourquoi ? Comment ?
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Les révolutions industrielles comme obsolescence de l’homme
Anders identifie plusieurs moments du renversement hiérarchique du rapport de l’homme à l’objet, moments marqués par trois révolutions.
La première révolution, qui part de la révolution industrielle, se caractérise par la supériorité ontologique de l’objet fini, produit pour une fonction déterminée qui laisse l’homme dans une indifférenciation métaphysique, laquelle engendre la honte métaphysique, « prométhéenne » de l’homme. Si nous voulons comprendre la modernité, il faut comprendre que les objets ont plus de valeur que les hommes. L’objet parfait, abouti, correspond parfaitement à sa fonction. A l’antipode, l’homme n’est qu’un projet, un être indéfini, dont le dessin repose sur de la contingence, sur son existence. Il est un être qui a à se faire.
L’objet a plus de valeur que l’être humain parce que sa fonction est plus déterminée et plus parfaite. Seul l’homme qui tend à devenir une chose est reconnue dans son humanité, alors que – paradoxe aigu – il l’a abandonnée, pour devenir image-pour, spectacle :
Réussir sa vie, pour les gamins de la cour de l’école comme pour l’adulte raisonnable, c’est être connu, c’est être une chose. La puissance des réseaux sociaux est de faire image. Peu importe si tu fêtes ton anniversaire, l’important est de dire et de montrer que tu le fêtes. Identiquement, on juge la valeur d’un homme dans son rapport aux choses. Prosaïquement, l’idéal est de devenir un VIP ou de faire le buzz, à défaut acheter une voiture de grosse cylindrée pour montrer sa grosse envergure.
La seconde révolution apparaît avec la proximité de la destruction de l’homme par l’homme comme possible perpétuel, symbolisé par Hiroshima et Auschwitz. La technique comme technique de destruction s’impose comme un fond, de sorte qu’elle met l’individu à son service, le transforme comme moyen pur, chose, instrument, marchandise. L’infini de la technique, qui rend possible l’immonde, remplace l’infini de la religion qui avait rendu possible l’idée d’un monde.
C’est à partir de la possibilité de destruction de l’homme par l’homme qu’Anders remet en cause la responsabilité matérielle de l’homme, ce que j’ai appelé dans philosophie de la Shoah la dématérialisation de la responsabilité. Eatherly, qui donna l’ordre de bombarder Hiroshima, ne se rend pas compte des conséquences de son acte. Il ne pense pas que sa décision va faire disparaître des millions de personnes. Il fait son travail, son job, dit Anders.
La modernité, dans la manière dont elle rattache toute activité au travail, indépendamment de la fin poursuivie, de sorte que le moyen devient lui-même fin, se manifeste par le renversement de la morale. Eatherly estime qu’il a fait son devoir parce qu’il a obéi aux ordres. Ce mode de raisonnement est à peu de choses près celui d’Eichmann. En sorte que si le nazisme dit quelque chose de la modernité, ce que le nazisme dit de la modernité ne finit pas avec le nazisme.
Telle est la grande leçon des deux tomes de l’Obsolescence et des autres essais comme Le Temps de la fin ou Nous, fils d’Eichmann. La modernité, qui dissocie décision et action, fonctionne sur la même structure discursive que ce qui a rendu possible le pire. Nul besoin d’être méchant pour devenir bourreau, il suffit d’obéir aux ordres :
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La question du nihilisme comme conséquence du totalitarisme technique
La troisième révolution s’effectue à partir de l’idée selon laquelle l’homme travaille constamment à sa disparition. Le monde moderne s’instaure et s’impose comme système, de sorte que je n’arrive plus à le changer. Ce point, pour Anders, conduit au nihilisme. Le nihilisme s’éprouve quand tout le monde est d’accord pour dire que le système est intenable, mais qu’il n’y a personne pour pouvoir le changer parce qu’il n’y en a pas d’autre.
Il n’y a aucune alternative parce que la réalité sociale n’est pas politique, mais technique. Or, Anders montre que la technique, dans son essence, est d’ordre métaphysique, de sorte qu’elle doit être repensée pour être reconnue pour ce qu’elle est.
Puisque je ne peux plus devenir un être humain, me réaliser en tant qu’homme, puisque je ne peux plus pas vivre ma vie, elle devient dépourvue de valeur. C’est par ce qui se joue de la technique, et par « se jouer », il faut entendre ce qui se déroule tout en nous dupant, que le nihilisme se déploie comme « totalitarisme technique ».
Parce que nous ne sommes plus capables d’être des hommes, nous ne sommes plus capables de produire du sens. C’est ce qui rend l’homme moderne si absent à lui-même, si conforme, si remplaçable. Ce point serait davantage une fin de l’histoire qu’un début d’une nouvelle civilisation, au sens où il dépossède l’homme de son rôle d’agent :
Les remèdes contre le nihilisme et la disparition de l’homme
Afin de mettre en exergue le nihilisme moderne, Anders pense une théorie du conformisme qui explique comment le pire a pu et peut de nouveau avoir lieu. Loin de réduire à la question de l’obéissance à l’autorité à une question d’ordre psychologique, il en fait une question philosophique majeure :
S’il n’y a pas de solution collective, c’est-à-dire technique, à la question du nihilisme et du totalitarisme technique, Anders explicite des zones de résistance, de refus de collaboration contre un ordre qui reproduit toutes les structures matérielles et discursives des plus grands massacres du vingtième siècle. Anders appelle situation eichmannienne toute situation où l’on éprouve un écart entre l’action et la décision.
Si la disjonction entre la décision et l’action a rendu caduques les morales traditionnelles, y compris l’universalité de la morale kantienne et de son impératif catégorique, il faut la remplacer par une nouvelle maxime de résistance individuelle, qui ne changera pas le totalitarisme technique, mais sauvegardera mon humanité, qui ne désintégrera pas mon pouvoir d’individu :
On peut imaginer l’application possible de cette maxime, entre autres dans le monde du travail en passant par nos modes de consommation. L’omniprésence de l’idée de protocole a généralisé la disjonction entre la décision et l’action dans le monde du travail à partir de l’idée du Management moderne. Nous, fils d’Eichmann.
Ce qu’Anders a énoncé et dénoncé, nous le vivons au quotidien. Somme toute, Anders interroge le statut de la raison, dont la rationalité technique détruit l’autre sens de la raison, celui qui n’est plus moyen, mais fin, la raison comme relationnel.