Entre quête de souveraineté et intégration économique, le programme du nouveau président joue un jeu d’équilibriste qui pourrait rapidement être rattrapé par les réalités du terrain.
Bassirou Diomaye Faye, salue ses partisans réunis au stade Caroline Faye de Mbour, le 22 mars 2024, à l’occasion du meeting de clôture de la campagne.
À Dakar, l’écho des casseroles rythme les danses et les chants improvisés le long des routes. Pour beaucoup, l’ambiance est à la fête. Bassirou Diomaye Faye, le
candidat de la rupture, a décroché la victoire à la présidentielle du 24 mars dès le premier tour. À 44 ans, cet homme méconnu du grand public il y a encore un an est sur le point de devenir le plus jeune président de l’histoire du pays de la Teranga. Passé par la case prison avec son mentor Ousmane Sonko, c’est à ce dernier que l’ex–inspecteur des impôts doit son ascension dans l’arène politique. Mais ce qui lui a valu cette victoire, c’est aussi ce qu’il incarne : une révolution systémique conforme à
un << panafricanisme de gauche », selon ses termes.
Sur le plan économique, le nouveau chef d’État veut marquer la fin de «l’ère post–coloniale». Il souhaite retrouver une souveraineté nationale – qu’il considère. comme affaiblie par des ingérences étrangères –, se positionne comme le chantre de la lutte contre la corruption et désire renégocier des accords dans les secteurs gazier et minier.
<<< Il est plus facile de parler de rupture que d’en être l’artisan. Il faudra examiner, secteur par secteur, ce qui changera effectivement », considère Moubarack Lô, DG du Bureau de prospective économique du Sénégal. Un avis que partage Idrissa Diabira, dirigeant de l’Agence pour le développement et l’encadrement des PME (ADEPME), qui estime que « malgré tout, les acquis et les fondations économiques établis par le programme du Plan Sénégal émergent (PSE) ont déjà posé des bases solides pour l’avenir. Par conséquent, toute rupture ne peut être que relative >>.
Transfert de compétences
Pour retrouver cette souveraineté, le programme du Pastef met l’accent sur des mesures visant à stimuler
l’emploi et les savoir–faire locaux. Sont évoqués par exemple l’intégration systématique de clauses favorisant l’employabilité de la main–d’oeuvre locale et l’expertise nationale, ainsi que le soutien aux entreprises privées locales dans les grands projets d’infrastructures. Ces mesures pourraient être accueillies favorablement dans un pays où le taux de chômage approche les 20%, et où les grands contrats sont souvent octroyés à des entreprises multinationales, attisant son lot de controverses. Cela a été le cas notamment avec le contrat passé entre l’État sénégalais et la société turque Tosyali
pour l’exploitation de la mine de fer de Falémé, ainsi que celui conclu avec le français Alstom pour la construction du train express régional (TER).
Malgré les critiques, la SNCF conduira le TER de Dakar encore trois ans
À travers le << Plan d’accélération industrielle du Sénégal
2024-2029», présenté comme l’héritier du célèbre PSE qui a caractérisé les années Sall, le parti du Pastef
(dissout en juillet dernier) aspire à ce que l’État
<< s’émancipe des injonctions des bailleurs de fonds
internationaux ». Il souhaite donc instaurer un interventionnisme accru pour promouvoir le développement autonome des chaînes de valeur et l’implémentation de politiques favorisant l’exportation. Face à ces objectifs, une interrogation légitime émerge : le Sénégal est–il prêt? Dispose–t–il des compétences techniques nécessaires à une telle indépendance?
Pour Moubarack Lô, cela ne pourra se faire que de manière progressive. << Face aux besoins accrus de financements, le Sénégal ne peut s’isoler, estime–t–il. La simple aspiration à l’indépendance ne suffit pas. Il est essentiel de se doter des moyens techniques nécessaires pour concrétiser sa souveraineté. Il faut avant tout diriger ses efforts vers le transfert de compétences.» Mais, selon la même source, << il n’est pas assuré que de nouveaux partenaires se conforment davantage aux attentes du Sénégal. L’évolution des relations économiques internationales, notamment avec la France [souvent pointée du doigt par le Pastef, NDLR], fera donc l’objet d’une attention particulière >>.
a Sénégal–France : quel rôle économique Paris peut–il encore espérer ?
En réaction à ces a priori partagés, Bassirou Diomaye
Faye et son équipe ont exprimé leur intention de privilégier les investissements directs étrangers (IDE)
dans les secteurs affichant un « déficit commercial significatif». Ils précisent que ces IDE seront régulés et
dans les secteurs stratégiques, un partenariat avec une entreprise locale sera encouragé. Selon le programme
que, du parti, cette préférence nationale ne se fera pas au détriment de l’intégration régionale. Le duo au pouvoir entend promouvoir les échanges avec la sous–région en renforçant le Tarif extérieur commun (TEC) de la Cedeao, notamment pour favoriser la production d’énergies renouvelables telles que le solaire, l’hydraulique et l’éolien.
Franc CFA et désenclavement
Mais c’est bien l’avenir du franc CFA qui est au cœur du programme d’Ousmane Sonko et de son disciple. Dans son programme, le duo envisage un abandon de la monnaie commune au profit d’une monnaie propre au Sénégal. Une position qu’Ousmane Sonko a finalement nuancée lui–même lors de sa première sortie médiatique depuis son arrestation fin juillet 2023: « Il faut qu’on assume nos responsabilités pour aller vers autre chose,
mais nous le ferons tout d’abord dans le cadre de discussions avec nos partenaires régionaux. >>
En effet, et comme l’explique Moubarack Lô, «pour une intégration régionale réussie, il n’est pas viable que chaque pays adopte sa propre monnaie ». Et d’ajouter, «<l’abandon du franc CFA est un projet plus facile à dire qu’à faire »>, rappelant que même pour les pays désireux de se détacher du franc CFA, le passage à l’acte s’avère plus complexe que prévu.
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Une autre priorité du Pastef réside dans la décentralisation. Déplorant un «énorme déficit
d’infrastructures >> alors que son prédécesseur, Macky Sall, mettait en avant le développement des infrastructures comme point fort de son mandat, Bassirou Diomaye Faye souhaite s’engager dans des projets d’envergure. Ces derniers comprennent la
construction d’autoroutes et de routes nationales reliant les principales villes, le développement de gares ferroviaires et d’aéroports dans chaque capitale économique régionale, ainsi que l’aménagement de ports régionaux.
Il souhaite également la réintroduction des bateaux–taxis de dans la capitale surpeuplée. Toutefois, face à la réalité du terrain, l’ampleur du projet semble colossale. Pour rappel, à lui seul, le TER reliant Dakar à Diamniadio a nécessité cinq ans de travaux et coûté 1,2 milliard d’euros. Le port de Ndayane – qui devrait compter pour 18 % du PIB national et 36 % du commerce intérieur accuse quant à lui du retard. Son budget est estimé à 1,13 milliard dollars, ce qui en fait l’investissement privé le plus conséquent jamais réalisé dans le pays. « La volonté est claire, mais il manque une vision économique précise. Tout le monde aspire à développer les infrastructures rapidement, mais cela a un coût considérable. Si la solution était simple, elle aurait déjà été mise en œuvre », rappelle Moubarack Lô, alors que la dette du Sénégal s’élève à 75 % du PIB d’après les chiffres officiels.
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<«<< Une fois élu, Bassirou Diomaye Faye et son équipe
devront faire face aux réalités auxquelles le pays est confronté. Plutôt que de dresser une liste de projets dans tous les sens, il vaut mieux proposer des orientations, établir un cap. Un mandat ne dure que cinq ans >>, prévient quant à lui Idrissa Diabira, en rappelant que l’urgence sera de passer d’une «<logique de moyens à une logique de performance» pour l’exercice 2025. En clair, l’expert estime que pour avoir le moyen de ses ambitions, il sera crucial pour le nouveau président de repenser la gestion budgétaire en exploitant des leviers plus efficaces.
<< Nous attendons les premières décisions et actes qui seront posés pour apprécier son travail et voir dans quelle mesure Bassirou Diomaye Faye respecte ses
engagements. L’exercice du pouvoir et la conquête de ce dernier sont deux choses différentes», conclut un électeur
du Pastef.
Jean Moliere Source JA