« Cold case » (3/7). Blessé lors de l‘assaut de la résidence présidentielle, le 11 avril 2011, le ministre de l‘Intérieur de
Laurent Gbagbo décèdera peu après. Mais, aujourd‘hui encore, nul ne sait ce qui a causé sa mort.
« Désigner des coupables ne nous rendra pas mon frère. » Onze ans après la mort du ministre Désiré Tagro, sa famille, très croyante, ne réclame qu‘une chose : que l‘on entretienne sa mémoire. Que s‘est–il précisément passé le 11
avril 2011, lors de l‘assaut de la résidence présidentielle, où il se trouvait au côté de Laurent Gbagbo ? Ses proches n‘en savent rien. « Cela ne nous le ramènera pas », insiste son jeune frère, Mathurin Tagro.
Cold case : quand justice et politique ne font pas bon ménage
Porte–parole de Laurent Gbagbo, ministre de l‘Intérieur de 2007 à 2010, réputé très rugueux, négociateur des accords de Ouagadougou en 2007, nommé secrétaire général de la présidence après le scrutin de novembre 2010, Désiré Tagro s‘est éteint à la Polyclinique internationale Sainte–Anne–Marie (Pisam) d‘Abidjan le 12 avril 2011 au matin. La vidéo montrant cet ancien magistrat, blessé à la mâchoire, incapable de parler, mimant à l‘aide de sa main droite le geste d‘un coup de feu dans la bouche, a marqué les esprits en Côte d‘Ivoire. Il était alors à l‘arrière d‘un 4X4 noir, gyrophare sur le toit, conduit par plusieurs hommes en treillis.
La fausse piste du suicide
Onze après les événements, les témoignages directs ou indirects continuent de diverger sur le déroulé précis des faits qui ont précédé cette image. Son décès est encore aujourd‘hui entouré de nombreuses zones d‘ombre malgré l‘ouverture d‘une information judiciaire en juillet 2011.
Un temps évoquée – et soutenue à l‘époque par quelques sources –, la thèse d‘un suicide d‘une balle dans la bouche pour échapper à l‘arrestation par les forces fidèles à Alassane Ouattara est totalement balayée par ceux qui l‘ont connu. « Il aimait sa famille, il aimait la vie, jamais il n‘aurait commis un tel acte », insiste un proche. Une version impensable également pour son plus proche collaborateur, Navigué Konaté, ancien président de la jeunesse du Front populaire ivoirien (FPI).
JE NE VEUX PAS QUE LE PRÉSIDENT SE LÈVE ET NE ME VOIE PAS À SON RÉVEIL. JE RESTE
Ce dernier se rappelle très bien leur dernière conversation, à la résidence présidentielle. « Je ne veux pas que le président se lève et ne me voie pas à son réveil. Je reste », lui dit Désiré Tagro dans la soirée du 10 avril. À 18 heures ce jour–là, une nouvelle série de frappes aériennes, d‘abord menées par les hélicoptères de l‘Onuci puis par ceux des forces françaises, s‘abat sur le bâtiment coincé entre la résidence de l‘ambassadeur de France et les locaux de la Garde républicaine, au bord de la lagune Ébrié.
Quelques personnes présentes décident de quitter les lieux – une centaine de proches collaborateurs et de membres de la famille Gbagbo y étaient retranchés depuis le 30 mars 2011. Mais Désiré Tagro est sûr de lui, il ne partira pas. Surtout pas à ce moment–là.
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Ce 11 avril, a–t–il été blessé en milieu de matinée, après avoir essuyé des tirs, au moment de sortir de la résidence en compagnie de l‘aide de camp du président – et sur ordre de ce dernier, pour agiter une nappe blanche en signe de réédition ? « Ils ont tiré sur moi, ils ont tiré sur moi », aurait-il hurlé en s‘engouffrant à nouveau dans le bâtiment. Plusieurs témoignages attestent pourtant que ce n‘est pas le cas. La porte d‘entrée principale est détruite. Vers 13 heures, des soldats rebelles pénètrent dans l‘enceinte de la résidence, RPG dans le dos, kalachnikov à la main.
Des tirs dans la résidence présidentielle ?
Selon le commandant Wattao (décédé en 2020), interrogé le lendemain par RFI, il n‘y pas << eu de fusillade, pas un coup de feu », lors de l‘entrée dans la résidence. Mais Désiré Tagro est passé à tabac. « Il a eu la malchance de tomber sur des éléments qui l‘ont roué de coups », affirme–t–il.
D‘après Marcel Gossio – ancien directeur général du port autonome d‘Abidjan et pilier du pouvoir de Laurent Gbagbo, décédé en 2018 – des coups de feu ont bien été tirés à l‘intérieur. << Nous avons entendu des coups de feu dans les escaliers, ce qui a fait dire à certains qu‘ils avaient tué le président, rapportera-t–il deux ans plus tard dans la presse ivoirienne. Après cela, on nous a couchés par terre. Nous avons tous été fouillés puis nous sommes sortis en colonne de la salle. J‘ai vu le ministre Désiré Tagro grièvement blessé, couché dans un véhicule bâché. C‘était la dernière fois que je voyais mon ami et frère. »
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Conduit en direction du Golf, il sera finalement transféré à la Pisam, où il est suivi pour des contrôles de routine, notamment en raison de problèmes de tension. Un chirurgien ivoirien spécialiste des traumatismes faciaux est appelé à la rescousse mais ne peut pas se déplacer dans Abidjan compte tenu de la situation dans les rues de la capitale économique. Désiré Tagro décédera le 12 avril, aux alentours de 3 heures du matin.
Aucune nouvelle de Laurent Gbagbo
Chaque année à cette date, sa famille et quelques proches se réunissent à l‘église pour commémorer sa mémoire. Parmi eux, l‘actuel président de l‘Assemblée nationale, Adama Bictogo. Les deux hommes s‘étaient rapprochés à la faveur des accords de Ouagadougou et avaient, par la suite, noué une amitié très forte.
Désiré Tagro est inhumé le 5 novembre 2011 dans son village de Gabia, près d‘Issia (centre ouest), après une autopsie dont les conclusions n‘ont jamais été rendues publiques. « Alassane Ouattara a facilité l‘organisation des funérailles à travers Hamed Bakayoko, qui était son ami», se souvient un membre de l‘entourage. La ministre Kandia Camara assiste à la cérémonie traditionnelle du yako [de la compassion) et Alcide Djédjé prend des nouvelles. Quatre ans plus tard, le chef de l‘État conviera la famille à la cérémonie de clôture d‘une tournée régionale.
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Des marques de soutien qui tranchent avec l’indifférence de Laurent Gbagbo depuis son retour en Côte d‘Ivoire, il y a un an. « Nous n‘avons jamais eu de nouvelles », souffle un membre du clan Tagro qui se dit « écoeuré » par l‘attitude de l‘ancien chef de l‘État, « le seul à pouvoir apporter des réponses ».
À Issia et Gabia, les résidences de Désiré Tagro ont été partiellement détruites. « Quand on regarde ces maisons défigurées, on a l‘impression que quelque chose manque, qu‘on a effacé les traces du ministre qui a fait beaucoup de choses pour sa région », soupire un proche. Sa tombe est envahie par la végétation. « Nous demandons aux autorités de se pencher sur ce dossier, de nous aider à rebâtir ces résidences, pour que sa mémoire perdure. »
JA