29 avril 2024
Paris - France
CULTURE

Isabelle Kabano, le Rwanda à fleur de peau

Cinémas d’Afrique (3). L’actrice, révélation du film « Petit pays », a trouvé dans l’adaptation du livre de Gaël Faye, une façon de transcender une histoire familiale tragique.

Pour ne rien manquer de l’actualité africaine, inscrivez-vous à la newsletter du « Monde Afrique » depuis ce lien. Chaque samedi à 6 heures, retrouvez une semaine d’actualité et de débats traitée par la rédaction du « Monde Afrique ».

L’actrice Isabelle Kabano en 2021.

Il suffit parfois d’un détail, d’un geste, pour changer le cours d’une carrière et même d’une vie. « Ça s’est passé en quelques secondes en regardant les rushs du casting, se souvient Gaël Faye, coscénariste de l’adaptation de son best-seller Petit Pays au cinéma. En apercevant les mouvements qu’Isabelle Kabano faisait avec ses mains, cette manière de les agiter puis de les retourner, j’ai su immédiatement que c’est elle qui devait incarner le rôle d’Yvonne dans le film. C’était une évidence. »

Article réservé à nos abonnés Lire aussi  Au Rwanda, grande première pour le film « Petit pays »

Sans être autobiographique, Petit pays, qui a reçu le prix Goncourt des lycéens en 2016, s’inspire de l’enfance de Gaël Faye dans les années 1990 au Burundi. Le jeune Gaby et le rappeur, auteur de l’album Lundi méchant sorti en 2020, ont les mêmes origines, la même identité. Ils ont écouté les mêmes musiques, senti les mêmes odeurs, rencontré les mêmes personnes.

Yvonne, la mère de Gaby, est une Rwandaise mariée à un Français interprété par Jean-Paul Rouve. C’est un des personnages clés du film, alors la ressemblance avec la comédienne doit être parfaitement fidèle, y compris dans la gestuelle des mains. « Ces mouvements sont typiques des femmes qui vivent au Rwanda, au Burundi et dans la région, assure Gaël Faye. Au cours Florent ou ailleurs, on ne peut pas apprendre cela. Chez Isabelle Kabano, c’est inné. »

« Le nom de mon oncle »

Née en 1974 dans une famille rwandaise à Bujumbura, capitale du Burundi, Isabelle Kabano a grandi à Kinshasa puis à Goma, en République démocratique du Congo (RDC). Ses vacances, elle les passait toujours sur les rives des lacs Kivu ou Tanganyika. « J’ai baigné dans un univers d’artistes avec une mère chanteuse et un père qui adorait Ronsard et dirigeait une troupe de théâtre », raconte t-elle.

A cette époque, la région des Grands Lacs est déjà en proie à de fortes tensions. A partir des années 1960 puis par vagues régulières, des exactions sont commises sur les Tutsi du Rwanda qui se réfugient massivement à Goma, de l’autre côté de la frontière rwandaise. A l’adolescence, Isabelle Kabano participe à des pièces de théâtre pour financer les troupes du Front patriotique rwandais (FPR), un mouvement politico-militaire venu d’Ouganda et composé principalement de Tutsi.

Lire aussi  Gaël Faye : « Le Burundi n’existait pas dans le cinéma mondial »

En août 1993, la signature des accords d’Arusha, entre le FPR et le gouvernement rwandais du président Habyarimana, suscite quelques espoirs de paix. Isabelle Kabano, qui rêve alors de devenir « comédienne ou journaliste », s’installe au Rwanda où vivent notamment ses grands-parents. Mais la haine a déjà imprégné la société. « En tant que Tutsi, il m’était très difficile de m’inscrire à l’école, raconte t-elle. En 1993, je me souviens avoir vu un bus rempli d’hommes avec des machettes. Je n’oublierai jamais leurs regards meurtriers. »

Le 21 octobre 1993, Melchior Ndadaye, président hutu élu au Burundi, est assassiné. Le pays bascule dans la guerre et les violences se propagent jusqu’à Nyamirambo, le quartier populaire de Kigali où Isabelle Kabano est installée : « J’entendais fréquemment des appels au meurtre contre les Tutsi. » La violence ne cesse de croître.

Sa mère s’inquiète et exige que la jeune femme rentre à Goma au printemps suivant. Quelques jours plus tard, le 7 avril 1994, commence le génocide des Tutsi. Il fera près d’un million de morts en trois mois. « A la RTLM [la Radio Télévision des Mille Collines], j’entendais régulièrement les animateurs demander aux miliciens interahamwe d’aller chercher des habitants que je connaissais pour les tuer, se souvient-elle. Un jour, ils ont donné le nom de mon oncle à l’antenne. » Il a été retrouvé par les miliciens, sa grand-mère un peu plus tard. Aucun n’a survécu.

Episode 1 Côte d’Ivoire : à Abidjan, sur la trace des anciens cinémas

Comme Yvonne dans le film, Isabelle Kabano a perdu des membres de sa famille dans cette tragédie. Comme Yvonne aussi, elle est rentrée au Rwanda en juillet 1994 après la victoire du FPR : « Tout était désert et une odeur de mort flottait dans l’air. » Il a fallu du temps pour que cette dernière se dissipe et que la jeune femme panse ses plaies. Quelques années plus tard, Isabelle Kabano suit des ateliers de théâtre à l’université de Butare, au sud du Rwanda. Elle fait aussi de la radio, de la mise en scène, travaille pour le comité olympique.

« J’avais une intense envie de travailler, de vivre, de profiter de chaque instant, se souvient-elle. Mais il y avait aussi de la rage et de la douleur en moi. » Elle joue ses premiers rôles au cinéma dans Sometimes in april (2005), Opération Turquoise et J’ai serré la main du diable (2007), des films en lien avec le génocide des Tutsi.

« Je respirais comme elle »

C’est en 2018, à la librairie Ikezi de Kigali, qu’Isabelle Kabano tombe sur Petit pays« Je l’ai pris directement dans le carton qui venait d’arriver, se souvient-elle. Je dois être la première personne du Rwanda à l’avoir lu. » Elle le termine la nuit suivante, en revoyant des lieux et des atmosphères qu’elle connaît, en revivant les émotions, les douleurs.

Gaël Faye et Eric Barbier, réalisateur de l’adaptation de l’œuvre de Romain Gary La Promesse de l’aube (2017) avec Pierre Niney et Charlotte Gainsbourg, lui offrent le premier rôle majeur de sa carrière. « Dans les essais, Isabelle m’a troublé par son authenticité, raconte Gaël Faye. Je n’avais aucun doute sur sa faculté à jouer Yvonne, qui est comme un agrégat de plusieurs personnes. »

L’intrigue de Petit Pays se déroule au Burundi mais, pour des questions de sécurité, le tournage se fait au Rwanda début 2019. L’actrice veut incarner à la perfection la mère de Gaby, entrer dans la peau de cette femme, futile et insouciante au début du film, qui glisse dans un abîme au fur et à mesure que la situation géopolitique se dégrade.

Episode 2 Dans le nord du Nigeria, le cinéma conservateur de Kannywood

Comment interpréter sa douleur ? Incarner sa folie ? Pendant des heures, Isabelle Kabano va s’absorber dans la contemplation des eaux sombres du lac Kivu pour puiser en elle ces émotions. Puis, au fil des scènes, le scénario va la pousser à explorer l’éventail de la dramaturgie. « Jusqu’au moment où je suis devenu Yvonne, explique la comédienne. Je suis entrée en elle jusqu’à ne plus pouvoir en sortir. »

« Pendant le tournage, Isabelle était très distante, se souvient Gaël Faye. Elle était tellement dans son personnage que j’avais du mal à communiquer avec elle. Elle était à fleur de peau. C’était une expérience à la limite du traumatisme. » La mère de Gaby sombre, Isabelle Kabano vacille.

Le tournage se termine au bout de deux mois, mais Yvonne est toujours présente en elle. « Cette femme me hantait, explique l’actrice. Je parlais comme elle, je respirais comme elle… » Sur Internet, elle découvre que des acteurs comme Bob Hoskins après Roger Rabbit ou Heath Ledger interprète du Joker dans Batman restent parfois enfermés dans leur rôle longtemps après le clap de fin. « En lui dédicaçant son exemplaire de Petit Pays, je lui ai intimé l’ordre d’abandonner le personnage d’Yvonne car les deux se mélangeaient, se souvient Gaël Faye. Isabelle n’était plus elle-même. »

C’est finalement au cours d’une soirée chez elle, avec quelques intimes, que la comédienne va y parvenir. En lisant à haute voix des passages de Petit Pays, en racontant des passages de sa vie marquée par le génocide et en expliquant enfin pourquoi le destin d’Yvonne ressemble autant au sien. « J’ai symboliquement abandonné mon rôle et suis redevenue Isabelle », raconte aujourd’hui l’actrice en inclinant la tête et en remuant légèrement les mains.

Cinémas d’Afrique

Le Monde Afrique et ses correspondants sont allés à la rencontre des cinémas d’Afrique. Ceux d’un âge d’or perdu comme en Côte d’Ivoire ou en Algérie où, il y a quelques décennies, on se pressait dans les salles obscures pour découvrir les derniers films d’action ou redécouvrir les classiques de la création nationale.

« Les cinémas n’ont pas survécu au passage de l’analogique au numérique » du début des années 2000, regrette le critique de cinéma ivoirien Yacouba Sangaré. Là comme ailleurs, le septième art a dû prendre des chemins de traverse pour continuer à atteindre son public. Les vidéoclubs – des cassettes VHS aux DVD – ont nourri une génération de cinéphiles.

Certains aujourd’hui tentent de faire revivre des salles mythiques et leur programmation exigeante, comme au Maroc ou au Burkina Faso. D’autres voient dans les séries un nouveau mode de création fertile. Des passionnés de la cinémathèque de Tanger au cinéma conservateur de Kannywood, dans le nord du Nigeria, ils font le cinéma africain d’aujourd’hui.

Episode 1 Côte d’Ivoire : à Abidjan, sur la trace des cinémas d’antan
Episode 2 Dans le nord du Nigeria, le cinéma conservateur de Kannywood
Episode 4 Au Cameroun, l’achat de quatre films locaux par Netflix redonne espoir au secteur du cinéma
Episode 5 Le cinéma de Thomas Sankara continue de faire rêver les Burkinabés
Episode 6 La cinémathèque de Tanger veut redonner le goût du septième art aux Marocains
Episode 7 En Algérie, l’impossible réhabilitation des salles de cinéma
Episode 8 Au Soudan du Sud, le cinéma de Juba a traversé l’histoire tumultueuse du jeune pays
Episode 9 Au Soudan, le cinéma en quête d’un nouveau souffle après la révolution
Episode 10 Jean-Marc Lalo, architecte des nouveaux cinémas d’Afrique

Le Monde Afrique

X