29 avril 2024
Paris - France
ECONOMIE

« Pour la première fois, l’économie va beaucoup peser dans une élection au Kenya »

L’analyste Bob Mkangi décrypte les tensions entre le chef de l’Etat, Uhuru Kenyatta, et son vice-président, William Ruto, alors que le pays a déjà les yeux rivés sur le scrutin de 2022.

Au Kenya, la presse bruisse quotidiennement des désaccords entre le chef de l’Etat, Uhuru Kenyatta, et son vice-président, William Ruto. La rupture entre les deux responsables politiques, alliés pour les scrutins de 2013 et 2017, s’est amorcée en mars 2018 lorsque M. Kenyatta a fait la paix avec son ancien rival, Raila Odinga, lors d’un pacte connu au Kenya sous le nom de « handshake » (la poignée de main).

Alors que le pays a déjà les yeux rivés sur l’élection présidentielle d’août 2022, la mise à l’écart de M. Ruto semble s’accélérer. Son cercle rapproché est parfois ciblé par des arrestations policières et, mi-février, M. Kenyatta appelait ouvertement son vice-président à démissionner « s’il n’était pas content ». Mais ce dernier, qui entend se présenter en 2022, refuse de se laisser faire.

Bob Mkangi, juriste et analyste politique kényan, décrypte pour Le Monde Afrique ces tensions politiques dans un pays toujours hanté par les violences post-électorales de 2007, qui ont fait plus d’un millier de morts.

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L’atmosphère politique au Kenya est très tendue, avec Kenyatta et Ruto qui sont à couteaux tirés. Pourquoi leur relation s’est-elle à ce point dégradée ?

L’alliance qu’ils ont nouée en 2013, puis en 2017, incluait aussi 2022. Le deal était que l’actuel vice-président soutienne le président pour ses deux mandats, et inversement en 2022. Il faut rappeler que les deux hommes représentent deux ethnies majoritaires au Kenya : Uhuru Kenyatta vient des Kikuyu, William Ruto est un Kalenjin. L’alliance était aussi mathématique. Ensemble, ils avaient plus de chance de gagner. Et puis il y a eu la crise électorale de 2017, quand Raila Odinga, leader du parti ODM [Orange Democratic Movement], a contesté le résultat des urnes, et le « handshake » qui s’en est suivi, en mars 2018, entre ce dernier et Kenyatta. Le problème, c’est que cette réconciliation a marginalisé Ruto, qui nourrit pourtant des ambitions politiques, notamment celle de devenir le prochain président, conformément à ce qui était convenu avec Kenyatta.

Il y a eu une erreur de gestion de la part de l’entourage du président et une erreur d’appréciation des pays alliés du Kenya, comme les Etats Unis, qui sont souvent cités comme promoteurs du « handshake ». Le problème a été réduit à un contentieux Kenyatta-Odinga. Mais il en a résulté une négociation privée et égoïste, qui excluait non seulement le principal allié politique du président, mais aussi l’ensemble de la société. Nous nous sommes réveillés le 9 mars 2018 avec Kenyatta et Odinga qui s’embrassaient, sans qu’on sache ce qui s’était passé.

Pour quelle raison Kenyatta s’est-il rapproché de son ancien opposant, qui avait pourtant contesté sa victoire en 2017 ?

Les actions orchestrées par Raila Odinga après le scrutin de 2017 – une vaste contestation populaire [lors de laquelle il avait fini par « prêter serment » comme « président du peuple »] et le boycott des business de la famille présidentielle ou des personnes proches du pouvoir – ont généré de grosses tensions dans le pays. Pendant un temps, l’économie a été paralysée. Des investisseurs sont partis, d’autres ont hésité à venir. Il était presque impossible pour Kenyatta de bien gouverner dans une telle situation. Il n’avait pas beaucoup d’autres choix que de tendre la main à son adversaire.

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L’alliance entre Kenyatta et Ruto devait permettre de sceller la réconciliation entre leurs deux ethnies. Leur rupture peut-elle entraîner de nouvelles violences entre les Kalenjin et les Kikuyu, qui ont été à la fois les principaux acteurs et les principales victimes de la crise électorale de 2007 ?

Bizarrement, ce qui se passe sur le terrain laisse penser le contraire. On a l’impression que les Kikuyu [la tribu du président] restent majoritairement prêts à soutenir William Ruto. Ils se sentent redevables envers les Kalenjin, conscients que sans Ruto, Kenyatta n’aurait jamais été président. Il y a aussi cette peur de revivre les violences de 2007. Les Kikuyu voudraient éviter cela en respectant ce qui avait été décidé par leurs leaders politiques.

A plus d’un an de la présidentielle, la campagne électorale a déjà commencé. Sur quels thèmes principaux va-t-elle porter ? L’appartenance ethnique ou plutôt la morosité économique sur fond de crise sanitaire ?

William Ruto est en train de créer un récit qui commence à avoir une résonance parmi les Kényans : celui des riches contre les pauvres. Je crois que ceci n’est qu’un simple jeu de séduction, mais qui semble marcher. Face au duo Kenyatta-Odinga, que le camp Ruto qualifie de dynastie [Uhuru Kenyatta est le fils de Jomo Kenyatta, président de 1964 à 1978, dont le vice-président était Oginga Odinga, le père de Raila Odinga], il joue la carte de la victime, racontant sa jeunesse difficile quand, étudiant, il était obligé de vendre des poules pour survivre. Il a baptisé son camp politique « the hustlers » [nom désignant au Kenya les petites gens qui travaillent beaucoup mais gagnent peu] et a choisi comme symbole la brouette [principal outil des portefaix]. Pour la première fois, l’économie va beaucoup peser dans une élection au Kenya.

 L’actualité politique est dominée par le projet de référendum constitutionnel, qui prévoit notamment la création d’un poste de premier ministre et d’un autre de chef de l’opposition. Kenyatta et Odinga poussent pour cette réforme et certains les soupçonnent de vouloir s’en servir pour se partager le pouvoir. Ce plan, présenté comme un moyen de mettre fin aux divisions politiques, est-il nécessaire ?

Non, et le plus significatif avec ce projet de référendum, c’est justement son caractère impopulaire. J’estime, comme la plupart des Kényans, qu’il n’est pas la priorité. Le problème n’est pas la Constitution, mais plutôt ceux qui l’appliquent. Il a fallu que le président promette 2 millions de shillings kényans [environ 15 000 euros] par représentant régional [ils sont 2 224 dans le pays] pour faire passer le texte d’amendement constitutionnel. Et c’est sans compter les milliards de shillings que le gouvernement veut engager pour le référendum lui-même. Ceci au moment où des millions de Kényans ont perdu leur emploi à cause de la pandémie de Covid-19. Récemment, quand les professionnels de la santé réclamaient une amélioration de leurs conditions de travail pour mieux faire face au coronavirus, les autorités ont pourtant rétorqué qu’il n’y avait pas d’argent.

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