Malgré les crises internes et les ambitieux qui lorgnent son fauteuil, l’ancien chef de l’État garde la main sur son parti. Candidat unique à sa succession, il redistribue les cartes au gré des nominations et joue la montre face aux tensions.
Le nombre de fois où Henri Konan Bédié (HKB) s’est rendu à Abidjan depuis 2020 se compte sur les doigts de la main. Et pour cause: c’est désormais dans sa résidence de Daoukro que le << Sphinx » passe le plus clair de son temps. Loin du vacarme de la capitale économique ivoirienne, l’ancien président, âgé de 88 ans, profite de sa famille et des visites de ses petits- enfants. Il aime également sillonner ses plantations d’hévéa et remplir ses obligations. de chef traditionnel. Chez les Baoulés, Bédié compte parmi l’un des plus anciens, et c’est le plus capé, celui qui a le plus d’influence.
C’est aussi à Daoukro qu’il enchaîne les audiences et décide des orientations du Parti démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI), qu’il dirige depuis 1994. Pour rencontrer leur président, les cadres de l’ancien parti unique doivent avaler les quelque 230 kilomètres de bitume qui séparent Abidjan de cette petite ville du centre du pays, devenue le lieu où les choses se décident. Depuis le début de 2023, ils y ont défilé pour lui présenter leurs vœux et voir la photo de leur rencontre avec le président dans les journaux proches du parti.
<< Monsieur le président, vous êtes dans pain ! >>
À l’issue du tumultueux bureau politique qui a eu lieu le 29 septembre, à l’Hôtel de la paix de Daoukro, et lors duquel son autorité avait été remise en question, HKB a beaucoup consulté les cadres du parti. « Il reçoit, écoute et parle peu, glisse un de ses visiteurs. S’il vous relance, c’est que vous avez capté son attention. » Chacune de ses prises de parole suscite des attentes tant cela devient rare. Et dans la guerre de clans qui divise son entourage, chacune de ses décisions est scrutée, disséquée et
interprétée.
Côte d’Ivoire: Henri Konan Bédié peut–il encore rassembler le PDCI ?
Depuis ce bureau politique de Daoukro, le PDCI traverse une zone de turbulences. Les divisions internes qui couvaient ont éclaté au grand jour et éclaboussé Bédié, qui est apparu affaibli, ne maîtrisant rien. << Monsieur le président, vous êtes dans pain ! » avait même osé lui lancer un membre du bureau politique en huis clos.
Bien que fragilisé et conscient des rivalités internes, le « Sphinx » de Daoukro semble cependant avoir son propre agenda qui, il le sait, génère parfois de la « mélancolie », comme il l’a glissé dans un discours. Depuis le lancement des festivités pour le 75e anniversaire de la formation, en avril 2021, l’ambition affichée était de la moderniser et de donner leur place aux jeunes. Mais, en multipliant les nominations et les comités, HKB a réparti les prérogatives jusque–là concentrées entre les mains de quelques–uns, à commencer par le secrétaire exécutif du parti, Maurice Kakou Guikahué, largement critiqué en interne pour le fiasco de la présidentielle de 2020 et sa direction du groupe parlementaire à l’Assemblée nationale.
Querelles internes
Cette redistribution des cartes a exacerbé les tensions, sur fond de querelles de positionnement pour la succession de Bédié.
Lors de la cérémonie de clôture des festivités du 75e anniversaire, en octobre 2021, il avait invité ses camarades à méditer la citation de l’ancien sélectionneur français Aimé Jacquet, vainqueur de la Coupe du monde de football en 1998, en France : << Le travail individuel permet de gagner un match, mais c’est l’esprit d’équipe et l’intelligence collective qui permettent de gagner une coupe du monde. »
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Pourtant, au fil des semaines, cette équipe qu’il a voulu bâtir s’est plutôt muée en une somme d’individualités, dont les leaders ont parfois empiété sur les plates–bandes des autres. À Daoukro, le 29 septembre, Bédié a pour la première fois ouvertement reconnu et dénoncé les querelles internes. Il avait alors aussi annoncé la tenue d’un autre bureau politique, en décembre. L’organisation de ce dernier avait été confiée à Pierre Narcisse Kouadio N’Dri, ancien directeur de cabinet de Bédié et proche de Maurice Kakou Guikahué. Cette décision était passée pour une victoire sur le courant mené par Niamien N’Goran, patron de l’inspection du parti, et Niamkey Koffi, président du comité de gestion et de suivi des élections, qui avaient, eux, organisé ledit bureau politique.
Mais depuis, après avoir consulté des cadres et juristes qui l’ont alerté sur le danger qu’encourait le PDCI en tenant un bureau politique non conforme aux statuts en raison d’un nombre de membres trop élevé, Bédié a décidé de convoquer un congrès extraordinaire, dont l’organisation a finalement été confiée à Niamien N’Goran. Un camouflet pour Guikahué et son clan? Selon certains, ce congrès extraordinaire pourrait en tout cas être l’une des raisons du départ de Pierre Narcisse Kouadio N’Dri, ex–proche de Bédié qui a décidé de rallier le Rassemblement des houphouëtistes pour la démocratie et la paix (RHDP) d’Alassane
Ouattara.
Cafouillage autour du congrès extraordinaire
Malgré tout, Bédié continue à souffler le chaud et le froid au sein du PDCI, en tranchant tantôt en faveur d’un camp, tantôt en faveur de l’autre. Le 8 décembre, en pleine préparation du congrès extraordinaire, il diffuse un communiqué annonçant son report. Les organisateurs, qui n’étaient pas informés, tombent de leurs chaises. S’ensuivent un vaste cafouillage et plusieurs réunions au sommet, puis, enfin, une déclaration du porte–parole du parti, Soumaïla Brédoumy, qui clarifie : << Le président est convaincu qu’il fallait reporter ce congrès. C’est lui le seul décisionnaire dans cette affaire. »
Côte d’Ivoire: au PDCI, Henri Konan Bédié face à la grogne de jeunes militants.
Officiellement, ce report était justifié par la prorogation du délai d’enrôlement sur les listes électorales. En réalité, cette décision visait surtout à apaiser les tensions. << Il fallait prendre le temps d’expliquer le bien–fondé de la tenue. d’un congrès extraordinaire et de temporiser afin d’y voir plus clair », explique un baron du parti.
<<< Vieux crocodile >>
Le dernier congrès extraordinaire, qui s’était tenu en 2018 après la rupture avec le RHDP, avait acté la reconduction d’Henri Konan Bédié à son poste de président du parti en attendant
une nouvelle élection, prévue après la présidentielle d’octobre 2020. Mais plus de deux ans ont passé et, en interne, rien n’a bougé.
Le prochain congrès extraordinaire, lui, aura pour objectif de redonner une légitimité électorale à Bédié, dont la dernière réélection remonte à 2013. Car, malgré la crise interne que traverse le PDCI, il demeure à ce jour le seul candidat à sa propre succession – et devrait donc, sauf retournement de dernière minute, être réélu. L’indéboulonnable leader aura alors les coudées franches pour poursuivre les changements qu’il veut mener au sein de la formation et remanier son équipe. En ces moments de tensions, il reste le seul garant de l’unité et le principal financier du PDCI, en dehors des subventions versées par l’État.
En jouant la montre, Bédié sait que les contestataires auront le choix entre rentrer dans le rang et se résigner à quitter le parti. << C’est un vieux crocodile de la politique. Il a déjà traversé d’autres crises et prend tout cela avec beaucoup de recul », explique un de ses proches. << Vu le nombre de défections enregistrées ces derniers temps, nous nous rendons compte qu’il a eu raison de reporter ce congrès, estime un cadre pédécéiste. Comment confier l’organisation d’un événement aussi important à des personnes qui avaient déjà un pied ailleurs ? »
Élections à venir
Plus que ce congrès extraordinaire, ce sont surtout les prochaines élections municipales et régionales, en octobre et novembre, qui préoccupent les cadres du PDCI. Le 12 janvier,
HKB a rencontré une délégation du comité de gestion et de suivi des élections. L’objectif est de parvenir à un maximum d’investitures officielles de manière à limiter les candidatures indépendantes. Dans certaines communes, faudra trancher entre plusieurs noms. Dans la stratégique commune abidjanaise de Cocody, par exemple, la députée Yasmina Ouégnin
il pourrait ainsi se présenter en indépendante si le maire sortant, Jean–Marc Yacé, lui était préféré. Dans tous les cas, le dernier mot reviendra comme souvent à un seul homme : Bédié. La question des alliances est l’autre bataille.
sourde qui agite l’ancien parti de Félix Houphouët–Boigny. À quelques mois des élections locales, le Parti des peuples africains – Côte d’Ivoire (PPA–CI), de Laurent Gbagbo, continue à faire des appels du pied au PDCI.
Mais, lors du bureau de Daoukro, Bédié a déclaré que son parti avait besoin de réévaluer ses alliances. Une porte ouverte à une collaboration avec son ancien allié, le RHDP ? << Bédié souhaite transmettre un PDCI plus fort et avoir l’image d’un homme qui a contribué à la réconciliation de son pays, estime un de ses confidents. Il veut laisser quelque chose à la postérité. Dans ce cas, faire un bloc avec l’opposition pourrait brouiller le message. >>
Ces dernières années, les relations entre Henri Konan Bédié et Alassane Ouattara se sont nettement apaisées. Les deux hommes se parlent régulièrement au téléphone. La question d’un gouvernement d’ouverture a même été abordée, même s’il n’y a pas eu d’évolution majeure dans un sens comme dans l’autre. Des alliances locales avec le RHDP pourraient–elles voir le jour ?«< Tout cela pourrait permettre de préparer plus sereinement la présidentielle de 2025 », croit savoir un proche de Bédié.
Nouveau rendez–vous à Daoukro
En attendant la prochaine bataille pour la magistrature suprême, certains, comme le député et homme d’affaires Jean–Louis Billon, se positionnent déjà pour être investis candidats du PDCI à la présidence, quitte à paraître trop pressés. << Aborde–t–on la succession d’un chef akan de son vivant ? >> ironise un député. « Nous en sommes tous à la lettre C. Mais C comme congrès, pour rendre notre parti plus solide, et pas ‘C‘ comme convention, pour investir notre candidat à la présidentielle », estime un membre du bureau politique.
En bon maître des horloges, Bédié a une nouvelle fois donné rendez–vous à l’état–major du PDCI à Daoukro, le 29 janvier, pour une cérémonie de présentation des vœux. Il s’y prononcera sur la vie du parti. Donnera–t–il aussi
– enfin la date du prochain congrès extraordinaire? S’exprimera–t–il à propos des démissions enregistrées ces dernières semaines ? En attendant cette nouvelle rencontre au sommet dans son fief, les spéculations vont bon train sur les intentions du patron.
JA