19 mars 2024
Paris - France
CULTURE

’Haïtienne Gaëlle Bien-Aimé, lauréate du prix RFI Théâtre 2022 pour «Port-au-Prince et sa douce nuit»

Pendant toute une nuit, elle réveille avec tendresse et terreur les rêves et les réalités cauchemardesques d’un couple amoureux à Port-au-Prince. Avec ce portrait sublime, métaphorique et poétique de son pays, l’Haïtienne Gaëlle Bien-Aimé, 34 ans, a remporté le Prix RFI Théâtre 2022 qui sera décerné, ce dimanche 25 septembre, au Festival des Francophonies, à Limoges.

Sa voix, à la fois douce et forte, repose sur un imaginaire puissant et poétique. La pensée théâtrale de Gaëlle Bien-Aimée est nourrie par une langue multiple reflétant la réalité terrifiante et les rêves encerclés par la violence de son pays. Port-au-Prince et sa douce nuit, rédigée avec une plume réaliste et revendicative en même temps, laisse peu de place à l’espoir, mais ouvre les portes de l’imaginaire pour un futur meilleur.

Pour affronter les affres, l’autrice avait déjà écrit une autre pièce, Que ton règne vienne, sur deux hommes qui se retrouvent bloqués dans les rues enflammées de la capitale haïtienne. Cette fois, dans sa quatrième pièce, elle nous présente Zily et Férah, un couple d’amoureux qui s’embrasse, se regarde, se parle, fenêtre ouverte, pendant une longue nuit à Port-au-Prince. Ils habitent dans une maison à Pacot, quartier huppé de la ville, mais la situation est plus que tendue… Zily, « poétesse en cavale », est depuis longtemps épuisée de ce pays qui lui a souvent fait « l’effet d’une pilule contraceptive ». Férah travaille à l’hôpital et voit toutes les atrocités de cette ville au bord du précipice.

« On crève seul ! »

Dans de telles circonstances, qui ressemblent parfaitement aux nouvelles venant de Haïti, pourquoi écrire une pièce de théâtre ? « J’écris pour que les gens qui ne sont pas au pays ou qui ne connaissent pas Haïti comprennent ce qui s’y passe, explique l’autrice jointe par téléphone à Port-au-Prince. C’est important pour moi. Car il y a un silence total des médias autour de ce qui se passe en Haïti. Depuis deux semaines, toutes les rues sont bloquées, depuis deux semaines, les gens sont bloqués chez eux. Moi, j’écris pour que les gens comprennent et se parlent dans ce pays. Je ne sais pas si cela va nous aider à quelque chose, mais nous sommes très isolés. On crève seul ! Et je me suis dit que cela pourrait peut-être aider un peu à ouvrir une fenêtre sur l’île. »

« Comment arrêter la chute ? ». Dans le texte la question est omniprésente, mais la réponse semble avoir disparu, une fois pour toutes. Même si les prénoms de nos anti-héros font penser à l’idylle parfaite. En fait, Zily (« un nom court pour abréger le chaos ») et Férah prennent leurs racines dans la mythologie vaudou, chez la Déesse de l’amour et le Dieu de la guerre, un clin d’œil aux défis surhumains révélés par cette douce nuit de Port-au-Prince. Une nuit qui ne se contente pas d’être un moment de la journée, elle s’impose comme un lieu différent, un état mental différent, un monde différent.

« Pour moi, la nuit signifie cette absence de lumière et d’espoir. On ne sait pas ce qui va se passer. On ne voit pas la lumière. On ne voit pas le changement. C’est très métaphorique, la douce nuit, c’est la douce descente en enfer pour tous les Haïtiens, depuis pas mal de temps, avec toutes ces mobilisations populaires, la violence exercée par l’État sur la population. Là, il y a vraiment une grande corde raide. À mon avis, il y aura une grande vague migratoire. Cette longue nuit est la nuit des incertitudes. On ne sait pas ce qu’on va faire. »

Les rues « racontent des vérités sur la ville et sur nous »

Dans l’histoire, les amants se murmurent des mots doux, se caressent, se souviennent du temps passé, mais, entretemps, l’horreur autour progresse inlassablement dans les rues « drapées d’une obscurité invincible ». Chez Gaëlle Bien-Aimé, les rues sont presque des personnages qui « racontent des vérités sur la ville et sur nous ». Mais le seul moyen de traverser ses rues sans danger est de se réfugier dans ses souvenirs.

« Les rues sont des espaces politiques, souligne l’autrice. Les rues expliquent comment fonctionne la ville, les habitants, et expliquent qui sont les gens qui fréquentent ces rues. Mettre les noms des rues était pour moi une manière de revenir dans cette ville presque inhabitable, vu la situation sécuritaire et politique. Et aussi de revenir dans les souvenirs de ces amoureux qui ont fréquenté ces rues quand ils étaient amoureux. Moi-même, en tant qu’autrice, je me remémore mes souvenirs. C’est aussi un geste d’amour de dire que tout n’a pas été toujours comme ça. Port-au-Prince n’a été jamais une ville complètement sûre. Mais, il y avait un peu de lumière… et de rire. »

Du Petit Conservatoire à l’ACTE

Née en 1987 à Port-au-Prince, Gaëlle Bien-Aimé a eu son premier contact avec le théâtre à l’école. « J’ai commencé à suivre des ateliers de théâtre au secondaire. Ensuite, après mes études, je voulais en faire mon métier. Donc, j’ai fait le Petit Conservatoire, l’école des arts de la parole, fondé par Daniel Marcellin, une école qui n’existe plus. Daniel Marcellin m’a tout transmis. Tout. La première chose était : vu que c’est un métier difficile dans un pays difficile, un pays qui ne reconnait pas ce métier, il fallait prendre beaucoup de plaisir à le faire. Et il nous a appris à avoir beaucoup de plaisir à le faire. Pour nous, cette école était aussi un exécutoire. La plupart des jeunes qui venaient au Petit Conservatoire venaient de quartiers défavorisés – sauf moi, j’étais plus ou moins privilégiée. Pour nous, le Petit Conservatoire était le lieu où l’on pouvait se reconstruire, un lieu où l’on a appris à nous aimer, mais aussi aimer ce métier et ce pays. »

Bien-Aimé considère le théâtre comme une exécutoire, mais aussi comme une arme au service de ses nombreux engagements dans la société. Au-delà d’être autrice, elle est aussi journaliste, comédienne, humoriste, metteuse en scène, cofondatrice d’une école d’art dramatique (ACTE) et, au-delà de son combat très courageux pour les droits des femmes, directrice artistique d’un festival féministe, Nègès Mawon…

« C’est le reflet d’une situation extrêmement compliquée dans mon pays dans la mesure où l’école dramatique que je dirige est la seule école de théâtre. Ce n’est pas juste pour le plaisir de faire une école. Cela m’a pris tellement de temps, j’aurais pu écrire quinze pièces de théâtre. En tant que citoyenne, je me suis dit que j’ai une responsabilité envers ma communauté. Comme c’était le cas pour moi avec le Petit Conservatoire, c’est une école où les jeunes n’arrivent même pas forcément pour en faire leur métier, mais pour souffler un peu. »

Le théâtre haïtien et le théâtre francophone

Une morosité qui a également un très grand impact sur la situation du théâtre en Haïti : « Sincèrement, en Haïti, je fais de l’humour. Les pièces de théâtre sont pour un public francophone. L’humour est pour chez moi. Et ça, cela fait réagir beaucoup plus les gens. Les gens ont envie de rigoler. Mes pièces de théâtre concernent surtout les théâtreux en Haïti. »

Néanmoins, avec Jean D’Amérique et bien d’autres, Gaëlle Bien-Aimé fait partie d’une nouvelle génération qui perce au niveau international et représente un renouveau du théâtre haïtien après les mérites de leurs aînés comme Daniel Marcellin, Jean-René Lemoine ou Guy Régis Jr. « Nous sommes dans notre contemporanéité. Nous sommes dans notre temps. Nous sommes en train de retranscrire mot pour mot, à l’aide de poèmes et de pièces, la crise qui nous entoure. Alors que chez l’ancienne génération, il y avait beaucoup plus quelque chose de l’ordre du rêve, quelque chose qui te déplaçait de la réalité, même s’il y a des pièces qui nous ont bien soudés dans la réalité, comme PèlenTèt de Frankétienne, mais cela a été aussi fait dans une telle douceur. Nous, la nouvelle génération, nous sommes incapables d’enlever toute cette lourdeur et noirceur dans nos œuvres, peut-être parce qu’on souffre trop. Notre théâtre, il est très dur, peut-être, parce qu’on ne veut pas que ce soit autrement et qu’on sente exactement ce qui se passe. »

Le créole tient une place significative dans la langue théâtrale de Bien-Aimé. Quand Zily chante et danse dans Port-au-Prince et sa douce nuit, elle s’exprime naturellement aussi par des mots et des mouvements en créole, à l’image du sere ploge, danse sensuelle du compas, légendaire genre musical originaire de Haïti. « J’ai réalisé que le créole arrivait tout seul, même dans ma manière de parler normalement. Je ne peux pas l’expliquer. Ce n’est pas fait exprès. Ce que j’ai fait exprès, c’est d’avoir écrit toute une pièce en français. Si j’écrivais comme je le sentais, mes pièces seraient moitié en créole et moitié en français. Mais, je ne le fais pas, parce que je veux que mes créations traversent le monde francophone avec facilité. »

L’écriture et le cinéma

Et puis, il y a encore autre chose qui distingue l’imaginaire de Gaëlle Bien-Aimé de ses confrères et consœurs, l’influence du cinéma sur son écriture. Fille du cinéaste haïtien Jean-Gardy Bien-Aimé, elle a joué dans le film très acclamé à Cannes, Freda, de Gessica Généus. Et elle avoue que sa hantise de donner des indications très détaillées sur la position et la posture des corps des personnages vient aussi d’un penchant pour le septième art :

« Dans ma tête, je voyais cette chambre et les personnages littéralement comme des photos. C’était comme des portraits cinématographiques. Je voulais les situer dans cette chambre et les faire bouger un peu. Parce que, au bout d’un moment, il fallait que cela bouge à l’intérieur du texte, mais aussi avec les personnages dans ma tête pour pouvoir avancer dans l’écriture. Je les voyais changer de position et à chaque séquence, je voyais une posture bien particulière, comme une photo. Je pense que Port-au-Prince et sa douce nuit est une pièce qui tend vers le cinéma. Honnêtement, je n’ai pas envie de mettre cette pièce en scène, mais l’adapter au cinéma. Je voulais bien réaliser ce film-là. Un film presque documentaire. Un film d’amour. Un film sur Haïti. Un film qui pour moi présentera ce pays dans la douleur et la douceur. »

« La vie dont on rêve est possible »

Comment franchir l’« horizon barricadé » d’un pays où la capitale est ceinturée par des gangs armés ? Avec Port-au-Prince et sa douce nuit, son œuvre couronnée par le prix RFI Théâtre, Gaëlle Bien-Aimé a réussi à créer à sa manière un lieu d’espoir, un refuge pour héberger les désirs et les rêves des Haïtiens dans une situation de plus en plus désespérée.

« Oui, totalement. Je souhaite qu’on reconstruise cette ville, qu’on prenne ce pays en main. Et qu’on puisse trainer tard le soir, faire du bruit, boire un coup, rêver, créer… Mais je ne sais pas si cela va se reproduire dans un futur proche, parce que cela s’annonce très sombre. Je souhaite donner aux Haïtiens l’espoir qu’une autre ville et une autre vie sont possibles. Que la vie dont on rêve est possible. »

► Le « Prix RFI Théâtre » est organisé en partenariat avec la SACDl’Institut françaisl’Institut français de Saint-Louis du Sénégal Villa Ndarles Francophonies – Des écritures à la scèneThéâtre Ouvert – Centre National des dramaturgies contemporaines, et le Centre Dramatique National de Normandie-Rouen. Ce prix poursuit l’engagement de RFI dans la création théâtrale après le succès des cycles de lectures en public organisés au Festival d’Avignon et diffusés sur les antennes, Ça va, ça va le monde !.

À l’occasion du Festival des Francophonies, Les Zébrures d’automne, à Limoges, deux autres prix destinés à soutenir les auteurs et les autrices du théâtre francophone ont été décernés ce dimanche 25 septembre.

 Prix SACD de la Dramaturgie Francophone 2022

L’autrice guyanaise Emmelyne Octavie, née à Cayenne, a décroché avec son texte À contre-courant, nos larmes ce prix qui célèbre la vitalité des écritures francophones venues du monde entier. « Ça raconte le calme, le fleuve, le Haut-Maroni. Ça pleure des vies arrachées à la vie… Ça raconte les jeunes amérindiens Wayanas de Guyane et leur combat au quotidien pour ne pas sombrer. »

► Première édition du Prix RFI des lycéens

Mireille Gandebagni Assiba, née en 1985 à Cotonou, est la lauréate pour son texte Les silencieuses, une Fable métaphorique sur la condition des femmes et comment y échapper. Il s’agit de la première édition de ce prix décerné par un jury d’élèves issus des différents collèges du Bénin. Les votes ont eu lieu dans les différents établissements, collèges et lycées de Ouidah, Bassila et Porto-Novo. Le prix est organisé par le Centre culturel de rencontre internationale (CCRI) à Ouidah, en partenariat avec RFI et avec le soutien de l’Association Internationale des Maires francophones (AIMF), le Ministère béninois de la Culture, la Mairie de Ouidah et l’Institut français du Bénin.

RFI

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