27 avril 2024
Paris - France
SOCIETE

En Afrique, la lente agonie du Lac Victoria

REPORTAGE – Le plus grand lac d’Afrique subit une surexploitation de la part des pays qui l’entourent: Kenya, Ouganda et Tanzanie. Derrière la catastrophe écologique se dessine un désastre social et économique. Une situation alarmante que rien ne semble pouvoir enrayer.

«Le lac Victoria peut mourir.» C’est sans détour ce que le Dr Tom Okia Okurut, directeur exécutif de l’Autorité nationale ougandaise de gestion environnementale, augure du destin du plus grand lac d’Afrique. Mais comment un lac peut-il mourir? De surcroît, comment ce lac, dont la superficie de 68.100 kilomètres carrés avoisine celle de l’Irlande et dont la formation remonte à des temps ancestraux, pourrait être mis en quelconque danger? Plus vaste bassin de pêche en eau douce de la planète, près de 50 millions de personnes vivent sur ses rives qui sillonnent plus de 3000 kilomètres de long, dessinant une importante partie des frontières de trois pays qui s’y abreuvent quotidiennement: l’Ouganda, le Kenya et la Tanzanie.

L’ancienne et la nouvelle capitale du premier, Entebbe et Kampala, ainsi que la troisième métropole du Kenya, Kisumu, et la deuxième plus grande ville de Tanzanie, Mwanza, ont été érigées sur les baies et les plages du lac Victoria. Comment peut-il mourir? Pour les mêmes raisons qui ont poussé les hommes à s’installer sur ses rives: la surexploitation de ses richesses. Mais ce n’est pas seulement ce que les humains y prélèvent: c’est aussi ce qu’ils y laissent. «D’ici à cinquante ans, si rien de radical n’est fait, ce lac mythique sera mort à cause de ce que nous y déversons», avait froidement lancé le gouverneur du comté de Kisumu, le Pr Peter Anyang’Nyong’o.

Un travail primé par de nombreux prix

Cette phrase a été à l’origine de ce travail photographique réalisé par Frédéric Noy, qui vient de remporter un prix au World Press Photo. «J’ai habité pendant sept ans à Kampala et, durant toute cette période, ce lac était mon horizon quotidien, raconte le photojournaliste. Et pourtant je lui tournais le dos dans tous mes sujets. J’ai donc voulu voir si ce gouverneur affabulait, ou s’il y avait quelque chose de vrai dans ce qu’il disait.» Le Pr Nyong’o ne galvaudait l’emploi du terme «mort» pour décrire le futur promis au lac Victoria. Car on ne fait pas renaître un lac comme on fait repousser une forêt. D’ici à un demi-siècle, la planète pourrait bien perdre l’un de ses poumons bleus et gagner une seconde mer Morte. «À l’heure où je vous parle, 200.000 pêcheurs travaillent sur le lac Victoria, racontait-il en septembre dernier sur la scène du festival de photojournalisme Visa pour l’image, à Perpignan, où il recevait le visa d’or magazine pour ce reportage. Chaque année, il y en a 3000 à 5000 qui meurent au milieu des tempêtes qui peuvent se lever.» Deux cent mille pêcheurs.

Une explosion démographique

La France, à titre de comparaison, en compte dix fois moins. Un chiffre qui illustre combien la pression démographique et l’appétit insatiable d’une population précaire viennent peu à peu étioler les ressources et la résilience d’une réserve naturelle aussi massive. La population annexe au bassin augmente de 3,5 % par an ; c’est l’un des taux de croissance les plus élevés au monde, avec un pays comme le Kenya dont la population promet de doubler d’ici à 2050. Et d’après la Banque mondiale, près de 50 % de ses habitants vivent avec moins de 1,50 euro par jour, en dessous du seuil de pauvreté absolu.

Mais sur les rives du lac Victoria, on a du mal à croire à ce funeste destin que promettent toutes les autorités scientifiques compétentes sur le sujet. Que ce soit sur les plages de sable fin de Bukoba, en Tanzanie, où l’on vient profiter du soleil pour voir et se faire voir ; dans le quartier de Masese, à Jinja, en Ouganda, où de jeunes pêcheurs réparent la coque d’un chalutier qui ira acheter le poisson directement aux pêcheurs ; ou encore sur l’îlot de Migingo, au Kenya, où quelques centaines de personnes vivent agglutinées sur ce bout de rocher plus petit qu’un demi-terrain de football, entassées dans un entrelacs de bicoques de tôle: partout, on se refuse de penser que le lac salvateur pourrait disparaître. Après tout, celui-ci n’est-il pas gigantesque, et ses maux si minuscules? Comment croire qu’une telle étendue d’eau qui a nourri des générations entières pourrait mourir lentement?

Puisqu’il y a moins de poissons, on se lance dans l’agriculture. Près des villes, la déforestation illégale s’est ­développée à un rythme effréné


Pour saisir cette réalité qui peut facilement échapper à la conception humaine, il faut prendre du recul devant une toile composée d’intrications de faits scientifiques et de phénomènes sociodémographiques complexes – qui semblent parfois décorrélés. Une roue qui tourne, toujours, et qui écrase peu à peu le lac sur autant de drames que viennent illustrer les photographies de Frédéric Noy.

À commencer par la pêche. Elle a participé à faire la principale économie du lac Victoria ; elle est aujourd’hui en train de le détruire. Le réchauffement climatique affecte la répartition des poissons. Le niveau de l’eau baisse, les vents ralentissent, l’alternance de couches chaudes et froides modifiant la dynamique des éléments nutritifs est contrariée. L’oxygène se raréfie et, en quête d’air, le poisson remonte à portée d’hameçon, se concentre sur des petites zones et, de facto, devient plus vulnérable. Au fur et à mesure que les prises diminuent en nombre et en taille, la population humaine ne cesse de grandir et son appétit, à elle, ne diminue jamais. Conséquence? L’apparition de la surpêche et du braconnage. Puis la disparition des espèces. Sur les 500 qui vivaient dans les eaux du lac Victoria, seules trois espèces de poissons comestibles et capturés par les filets des pêcheurs subsistent aujourd’hui.

Une déforestation massive

Puisqu’il y a moins de poissons, on se lance dans l’agriculture. Près des villes, la déforestation illégale s’est développée à un rythme effréné. On coupe du bois pour se chauffer, pour construire ou pour dégager des espaces de culture. Les mauvaises pratiques agricoles dégradent les sols et entraînent l’envasement du lac par les rivières qui l’alimentent. La couverture végétale s’érode, des rigoles se forment et viennent y déverser des produits agrochimiques. Et la roue n’arrête pas de tourner. Car qui dit évolution démographique dit aussi hausse de la construction. Un développement des chantiers qui a aussi fait peser une autre soif sur le lac Victoria: celle du sable.

Dans le quartier de Masese, à Jinja, des mineurs transvasent de grosses quantités depuis une embarcation de fortune jusque dans des brouettes. Un butin récolté à douze heures de bateau, dans la ville de Namugongo, en bêchant et pelletant sans aucune régulation. Une pratique parfaitement illégale qui, elle aussi, met à mal l’écosystème naturel du lac, mais qui rapporte gros: un camion de sable peut se vendre 75 euros à Kampala. C’est plus que le salaire mensuel moyen du pays. Et ces zones urbaines, construites en puisant et en affaiblissant le lac Victoria, d’y rejeter leurs ordures: un triste cocktail de matières fécales et de déchets en tout genre, notamment de plastique, ou même des résidus de stand de lavage de voitures, vient polluer une eau douce… qui est bue. À Kampala, il n’est pas rare de voir les plongeurs de l’armée dégager au couteau les bouches d’aspiration qui relient le fond du lac aux stations d’épuration.

À ce rythme, et d’après une étude américaine, le lac pourrait se tarir d’ici à cinq cents ans. Cinq siècles

En tournant, la roue alimente un cycle infernal que l’on retrouve invariablement partout sur la planète. La pauvreté aggrave la dégradation de l’environnement ; et la détérioration des espaces naturels accroît directement cette même pauvreté. Les usines de transformation ferment leurs portes, pierres angulaires d’une industrie qui emploie 800.000 personnes autour du lac. Les autres fonctionnent en dessous de leur capacité.

À Musoma, en Tanzanie, seules huit des 21 usines opèrent encore. Indirectement, ce sont encore plus d’emplois qui ont disparu dans le sillage de la fermeture de ces usines. Les femmes qui tenaient des petits restaurants de bord de route et cuisinaient pour les travailleurs se retrouvent sans activité et sans gagne-pain. Épilogue morbide: cette inactivité augmente la fréquentation des bars et des maisons closes. Comme à Kasensero, près de la frontière tanzanienne, où les premiers cas de sida furent diagnostiqués en Ouganda dans les années 1980.

Des tempêtes plus fréquentes

Quant aux pêcheurs que Frédéric Noy évoquait, la vie sur la surface du lac ne va pas s’améliorer. «L’émission de gaz à effet de serre ne cessant d’augmenter, les précipitations extrêmes sur le lac Victoria augmenteront deux fois plus que celles sur les terres environnantes, analyse le photojournaliste. Et les tempêtes nocturnes de devenir de plus en plus fréquentes. Les fameuses super-tempêtes, qui ne se produisaient qu’une fois tous les quinze ans, devraient désormais s’abattre une fois par an d’ici à la fin du siècle.» Mais cette hausse de précipitations, dont le lac dépend à 80 % dans son approvisionnement, ne suffira pas à faire durablement remonter le niveau de l’eau, continuellement drainé par l’activité humaine et les barrages hydroélectriques.

À ce rythme, et d’après une étude américaine, le lac pourrait se tarir d’ici à cinq cents ans. Cinq siècles. Une éternité, et une urgence difficile à saisir pour la population précaire qui grignote chaque jour un peu plus le lac et ses environs. Devant l’immensité du problème, personne ne sait comment agir, ni même par où commencer. Une inéluctabilité terrifiante qui jusque-là rend invisible chaque témoignage recueilli, chaque cri d’alarme lancé.

Reste cette image, captivante, de Frédéric Noy. Celles de hérons blancs survolant en rase-mottes les bateaux de pêche amarrés sur les rives de Bukoba, en Tanzanie. Comme les âmes des pêcheurs morts sur le lac pour faire vivre leurs familles, ouvriers inconscients d’une terrible mise à mort. Une photographie qui présage d’une éventuelle transformation à venir. Un lac devenant cimetière.

Source : Le Figaro.fr

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