Au Sénégal, où des émeutes meurtrières ont suivi l’arrestation du principal opposant au président, la colère de la rue dénonce d’abord une trahison de la démocratie, observe Philippe Bernard, éditorialiste au « Monde », dans sa chronique.
Chronique. Cette année-là – 1990 –, Jacques Chirac considérait la démocratie comme « une sorte de luxe » pour l’Afrique. La fin de la guerre froide annonçait alors, grâce à la mobilisation des sociétés civiles, l’éclosion du multipartisme sur un continent où l’Ouest comme l’Est avaient, depuis la décolonisation, nourri une pléthore de tyrans ou d’autocrates à leur botte.
A la tête du Sénégal indépendant depuis 1960, Léopold Sédar Senghor avait formellement reproduit les institutions françaises qu’il avait lui-même servies en tant que député et ministre. Sous sa houlette autoritaire mais éclairée puis sous celle d’Abdou Diouf, le pays a domestiqué progressivement le multipartisme. Il a attendu l’an 2000 pour connaître sa première alternance politique pacifique. Une rareté en Afrique à l’époque.
Abdoulaye Wade, le vieil opposant élu cette année-là, puis réélu en 2007, a tenté ensuite de se cramponner au pouvoir. Mais les Sénégalais l’ont remercié par les urnes et il a dû céder la place en 2012 à l’actuel président, Macky Sall. Le Sénégal, modèle de stabilité qui n’a jamais connu de coup d’Etat, est un Etat pauvre où la croissance démographique (+ 2,7 % par an) absorbe une bonne part de la croissance économique, elle-même en berne pour cause de Covid. Mais la vie démocratique y est intense, et la liberté d’expression réelle. C’est un pays où le perdant à l’élection présidentielle reconnaît sa défaite le soir du vote.
Colère de la rue
Cette « exception sénégalaise » semble aujourd’hui menacée. Les émeutes meurtrières déclenchées par l’arrestation de l’opposant Ousmane Sonko, accusé de viol par Adji Sarr, employée d’un salon de massage, n’ont cessé qu’après sa remise en liberté et la médiation de leaders religieux. La crise politique perdure, alimentée par de multiples facteurs : vie chère, absence de perspectives, effondrement de l’emploi informel – le seul pour 95 % des jeunes −, notamment dans le tourisme du fait de la pandémie. La disparition en mer, par centaines, de candidats à l’émigration, reflète l’état de désespérance de la jeunesse auquel le pouvoir n’offre guère de réponse.
Mais la colère de la rue dénonce d’abord une trahison de la démocratie : l’instrumentalisation de la justice pour éliminer le premier challenger du chef de l’Etat. Le degré de rage est tel que la vérité sur les actes reprochés à M. Sonko, qui se présente en parangon de vertu, n’est plus au centre du débat en dépit du témoignage public de la jeune masseuse. Il faut dire que Macky Sall a déjà utilisé des procédures judiciaires pour écarter deux autres concurrents. Aucun Sénégalais n’a oublié la déclaration glaçante du président : « Je veux réduire l’opposition à sa plus simple expression. »
Le Monde Afrique

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