Un rapport de l’Inspection générale des finances lève le voile sur un montage opaque autour de fonds destinés aux artistes. Seuls 35 882 dollars leur sont réellement parvenus, tandis que le reste s’est volatilisé en retraits d’espèces et en virements suspects.
Les artistes congolais et leurs ayants droit risquent de patienter encore longtemps avant de percevoir les fonds qui leur reviennent auprès de la Société nationale des éditeurs, compositeurs et auteurs (Soneca). Africa Intelligence a pu consulter un rapport de 2024 de l’Inspection générale des finances (IGF, une institution placée sous l’autorité du président Félix Tshisekedi) qui dissèque le montage mis en œuvre par l’exécutif pour apurer partiellement une dette d’environ 100 millions de dollars. Demeuré confidentiel depuis sa rédaction, ce document pointe la responsabilité présumée de plusieurs acteurs de premier plan dans la disparition de 25 millions de dollars de fonds publics.
Créée en 1969 sous la présidence de Mobutu Sese Seko (1965-1997) pour gérer et redistribuer les droits d’auteur, la Soneca a lentement périclité avant son placement en liquidation dans les années 2000. Pour faire valoir leurs droits accumulés sur des décennies, plusieurs artistes ou leurs ayants droit se sont regroupés en 2016. Parmi eux figurent des grands noms de la sculpture congolaise, à l’instar d’Alfred Liyolo Limbe, auteur notamment du monument de l’indépendance à Kinshasa, et André Lufwa Mawidi, qui a érigé la statue du Batteur de tam–tam dans la capitale.
Le collectif a donné mandat à une société belge dénommée Agence internationale de recouvrement (AIR) pour défendre ses intérêts. Celle–ci a obtenu gain de cause en 2016 auprès du tribunal de grande instance de Kinshasa–Gombe, qui a condamné la RDC à verser 100,7 millions de dollars aux artistes. Une somme colossale que les intéressés ne percevront jamais. En mai 2020, la Direction générale de la dette publique (DGDP) a certifié une partie de la créance, révisée alors à 25,19 millions de dollars, sans qu’il soit possible de comprendre pourquoi elle est réduite au quart de la somme initiale. Son inscription dans les livres de la dette publique ouvre toutefois la voie à son apurement – du moins en théorie.
Belle-famille d’ascendance « royale »
Déjà nébuleux, le dossier s’est encore davantage compliqué avec l’intervention d’un nouvel acteur, Eugénie Tshiela Kamba, alors députée nationale devenue vice–ministre de l’intérieur en juin 2024. Selon le rapport de l’IGF, celle–ci a tenté d’intercéder pour proposer une solution de remboursement. Elle aurait ainsi fait mention d’une belle–famille installée à Londres, supposément d’ascendance « royale« , susceptible de mettre à disposition les fonds nécessaires. Seule condition: prévoir une commission à son profit pour son rôle de facilitatrice. Contactée par Africa Intelligence, Eugénie Tshiela Kamba affirme avoir aidé à mettre en relation le
liquidateur de la Soneca, Jacques Bwenzey, avec des financiers, tout en réfutant avoir réclamé une commission. Elle avance par ailleurs une lecture très différente du dossier. Selon elle, la créance en cause ne concernait pas un groupe d’artistes mais un seul auteur, présenté comme le dessinateur des billets de banque en francs congolais. Une version à rebours d’un relevé interne de la Soneca qui mentionne au moins huit artistes ou ayants droit concernés par cette créance validée par la DGDP.
En mai 2023, le ministre des finances d’alors, Nicolas Kazadi, a conclu un accord de prêt d’un montant de 25 millions de dollars avec la banque Equity BCDC. La somme, à rembourser sur cinq ans par la Banque centrale du Congo (BCC), est transférée peu après sur le compte de la Soneca. Elle est ponctionnée immédiatement de 6,8 millions de dollars au titre des intérêts prélevés à l’avance par Equity, alors que la réglementation impose un calcul dégressif de ces intérêts.
Les quelque 18 millions de dollars restants, censés désintéresser les artistes lésés, semblent avoir servi à tout autre chose. D’après les enquêteurs de l’IGF, 94,3 % de cette somme ont été « payés à des personnes n’ayant aucun rapport avec les dettes pour lesquelles ce crédit a été octroyé« .
« Détourner les deniers publics »
Le jour même de la réception des fonds, un virement de
12 millions de dollars a atterri sur le compte de Modeste Kabongo Kitabu, qui n’est autre, selon l’IGF, que l’avocat d’Eugénie Tshiela Kamba. Le lendemain, d’après un témoignage d’un agent d’Equity repris dans le rapport, la quasi–totalité de la somme est retirée en liquide dans un bureau de change par l’avocat, rendant impossible l’identification du bénéficiaire final. Contacté par Africa Intelligence, l’intéressé réfute tout lien avec l’actuelle vice–ministre de l’intérieur. Quant aux 12 millions de dollars, Modeste Kabongo Kitabu assure avoir servi d’intermédiaire pour le compte d’un client, dont il refuse de citer l’identité au nom du secret professionnel. Il ajoute enfin que le dossier est depuis deux ans au moins dans les mains de la justice, et que ni lui ni Eugénie Tshiela Kamba n’ont été poursuivis.
D’autres opérations effectuées sur le compte de la Soneca posent également question. C’est le cas d’un virement de 1,2 million de dollars à une société
dénommée Société immobilière moderne, dont les propriétaires demeurent inconnus ; du versement de 1,17 million de dollars à un certain « Bwenzeyi Walombwa« ; et de celui de 800 000 dollars à Martin Muamba Mukeba.
D’après le rapport de l’IGF, ces bénéficiaires « servaient
juste d’intermédiaires, avant un dispatching soit par virement ou par retrait de cash en faveur des véritables bénéficiaires« . Au total, les enquêteurs ont pu retracer seulement 35 882 dollars effectivement payés aux artistes, tandis que 88 804 dollars ont été affectés au paiement des agents de la Soneca.
Dans leur synthèse, les inspecteurs des finances notent que « l’opération n’avait pour objectif que de détourner les deniers publics« . Ils pointent en particulier la responsabilité de l’ancien grand argentier Nicolas Kazadi et de l’ex–directeur général d’Equity en RDC, Celestin Mukeba Muntuabu, accusés d’avoir conclu un prêt irrégulier. Interrogé à ce sujet, ce dernier n’a pas donné suite aux sollicitations d’Africa Intelligence.
Accusé de détournement de fonds, Jacques Bwenzey est également dans le viseur de l’IGF. L’intéressé a déjà effectué un court séjour en prison, avant d’être rapidement libéré en 2024 grâce aux mesures prises par l’ancien garde des sceaux, Constant Mutamba, pour désengorger les établissements pénitentiaires. C’est la seule personne dans ce dossier à avoir fait l’objet de poursuites judiciaires.
AI
