Tribune. Dix ans après la plus grave crise qu’ait connue le pays depuis son indépendance (en 1960), la Côte-d’Ivoire va-t-elle basculer à nouveau dans le chaos à l’occasion du scrutin présidentiel du 31 octobre ? Au début de l’été, autant dire une éternité, l’espoir était grand de voir cette ancienne colonie française se diriger vers une élection paisible à l’issue des deux quinquennats d’Alassane Ouattara. Mais aujourd’hui, tous les clignotants sont au rouge, et le risque d’une nouvelle déflagration prend chaque jour un peu plus de consistance. A bord de ce train lancé à vive allure vers le précipice, ont pris place des hommes qui refusent de quitter le devant de la scène, malgré leur rôle de premier plan dans la crise qui secoue leur pays depuis trois décennies. Tous sont persuadés de devoir faire don de leur personne pour le bien du pays… au risque de sacrifier sa fragile stabilité retrouvée.

  Côte-d’Ivoire : flambée de violence à l’approche de la présidentielle

Arrivé au pouvoir dans le fracas de la crise post-électorale de 2010-2011, le président sortant Alassane Ouattara (78 ans) avait l’occasion d’entrer dans l’histoire par la grande porte en favorisant une alternance pacifique au sommet de l’Etat. Mais après avoir proclamé urbi et orbi, en mars, qu’il ne se représenterait pas pour un troisième mandat, il est revenu sur son engagement après le décès brutal, au début de l’été, de celui qu’il avait choisi comme dauphin, l’ex-Premier ministre Amadou Gon Coulibaly. Ce revirement trahit une vision patrimoniale de l’Etat : pour Alassane Ouattara, le pouvoir devait nécessairement échoir à un membre de son clan et, plus précisément, à un homme qu’il considérait comme son «frère». A la suite de la disparition d’Amadou Gon Coulibaly, Alassane Ouattara a renié son engagement, notamment pour barrer la route à son ex-allié et rival de toujours, Henri Konan Bédié (alias «HKB»). Ce faisant, il affaiblit durablement la parole publique dans son pays.

Aujourd’hui âgé de 86 ans, Bédié a une double revanche à prendre sur le destin. Lors de la présidentielle de 2010, malgré sa conviction intime d’avoir été éliminé après une vaste fraude électorale, HKB s’était résolu à soutenir le candidat Ouattara au second tour, assurant du même coup la victoire de celui-ci. La priorité était alors de se débarrasser à tout prix de Laurent Gbagbo, après dix ans de chaos en Côte-d’Ivoire. Cinq ans plus tard, lors de la présidentielle de 2015, Henri Konan Bédié s’est à nouveau «sacrifié» en appelant à soutenir Alassane Ouattara dès le premier tour. Mais cette fois, estime-t-il, son heure est venue : celle de se hisser jusqu’au fauteuil présidentiel et ainsi de solder ses comptes avec le passé. En 1999, quatre ans après avoir été élu à la tête du pays, Bédié avait en effet été victime du premier coup d’Etat de l’histoire de la Côte-d’Ivoire. Depuis, il attend patiemment de refermer cette douloureuse parenthèse et de ramener au pouvoir, dans son sillage, le vieux mouvement politique de Houphouët, le Parti démocratique de Côte-d’Ivoire (PDCI), seul acteur légitime à ses yeux pour gouverner le pays. La jeune garde du parti, qui piaffe d’impatience depuis tant d’années, attendra ! Et pour parvenir à ses fins, Bédié s’est rapproché des deux autres personnages principaux de ce drame, Laurent Gbagbo et Guillaume Soro.

Grand absent de ce scrutin, l’ancien président Laurent Gbagbo (au pouvoir entre 2000 et 2010) est présent dans tous les esprits en Côte-d’ivoire. Expédié par Alassane Ouattara à La Haye pour y être jugé par la Cour pénale internationale (CPI) pour ses responsabilités dans la crise post-électorale de 2010-2011, il a été relaxé en première instance et aussitôt «neutralisé»… par la justice ivoirienne, qui l’a condamné à vingt ans de prison pour son rôle présumé dans le vol de réserves financières au siège de la Banque centrale des Etats d’Afrique de l’Ouest (BCEAO) à Abidjan, en 2011. Aujourd’hui en exil en Belgique, l’ancien président ivoirien n’a même pas été autorisé à s’inscrire sur les listes électorales. Depuis sa chute, il y a dix ans, Gbagbo a toujours laissé plané le doute sur ses intentions réelles : reviendra, reviendra pas dans le jeu politique ivoirien ? Cette ambiguïté a eu pour effet mécanique de bloquer toute rénovation au sein de son mouvement, le Front populaire ivoirien (FPI), l’un des principaux partis de l’opposition, paralysant du même coup le jeu démocratique sur la scène politique nationale.

Empêché de concourir à la présidentielle, Laurent Gbagbo partage le même sort que son cadet, Guillaume Soro, l’homme qui avait tenté de le renverser, en septembre 2002, à la tête d’un mouvement rebelle et qui déclare aujourd’hui, en exil à Paris, s’être fourvoyé en soutenant Alassane Ouattara les armes à la main, puis politiquement sous son double quinquennat. Premier ministre (2011-2012), puis président de l’Assemblée nationale jusqu’en 2019, l’ambitieux Guillaume Soro est subitement devenu gênant pour le clan du président sortant qui ne l’a jamais vraiment admis comme l’un des siens. A l’approche du scrutin, l’ancien cacique du régime Ouattara a lui aussi été neutralisé par la justice de son pays après une condamnation pour détournement de fonds publics et «blanchiment de capitaux». Au-delà de son cas personnel, les revirements successifs de Guillaume Soro ne brouillent pas seulement son image, ils sapent un peu plus la confiance des Ivoiriens dans la chose publique.

A la veille de la présidentielle du 31 octobre, le paysage politique ivoirien ressemble ainsi à un champ de ruines. La confiance d’une bonne partie de la population est brisée vis-à-vis d’institutions qui ont avalisé la mise à l’écart de personnalités politiques de premier plan : la Commission électorale indépendante, le Conseil constitutionnel, et plus largement l’institution judiciaire dans son ensemble. Et nul ne peut aujourd’hui prédire ce qui se passera au lendemain d’une élection présidentielle biaisée, une de plus en Côte-d’Ivoire. Dix ans après la crise sans précédent qui avait secoué cette ex-colonie française, les mots prononcés en 2009 par Barack Obama dans un pays voisin, le Ghana, n’en résonnent que plus fortement : «L’Afrique n’a pas besoin d’hommes forts, mais d’institutions fortes.» 

Thomas Hofnung spécialiste des questions africaines, ex-journaliste de «Libération». Auteur de : «la Crise ivoirienne», la Découverte, 2011.