19 mai 2024
Paris - France
CULTURE

Philippe Lacôte, l’enfant terrible du cinéma ivoirien

Nouveau jalon d’une filmographie très politique, « La Nuit des rois » raconte une guerre de succession entre jeunes détenus de la prison d’Abidjan.

Et voilà Philippe Lacôte derrière les barreaux ! Mais qu’on ne s’y trompe pas : le réalisateur franco-ivoirien de 49 ans est ravi de se retrouver dans cette geôle fictive, reconstitution imaginaire de la Maison d’arrêt et de correction d’Abidjan (MACA) installée dans les vestiges de Grand-Bassam, l’ancienne capitale coloniale de la Côte d’Ivoire. C’est dans le décor sombre de son film La Nuit des rois, en salles depuis le 4 décembre à Abidjan, qu’il revient avec engouement sur son année 2020 lumineuse.

Car si pour beaucoup, ces douze derniers mois furent bien moroses, pour Philippe Lacôte ils ont été synonymes de succès. La cote du réalisateur est tellement montée qu’il vient de signer dans « la même agence que Beyoncé », à Los Angeles, où on lui soumet chaque semaine une dizaine de scénarios en vue d’un éventuel prochain film. Même si pour l’heure, rien ne lui plaît. « Je ne suis pas un mercenaire du cinéma, je fais les films que j’aime, à mon rythme », précise-t-il.

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A l’instar de sa Nuit des rois, qui semble faire l’unanimité et offre de surcroît une belle visibilité au cinéma ivoirien. Le film a été récompensé dans les festivals de Toronto et de Chicago, sélectionné pour la Mostra de Venise et fait figure de sérieux prétendant à l’Etalon d’or du prochain Festival panafricain du cinéma et de la télévision de Ouagadougou (Fespaco). Il représentera la Côte d’Ivoire à la prochaine compétition des Oscars.

Une mère incarcérée pour motifs politiques

Sur le mur vert faussement abîmé de la cellule collective, des mots, des surnoms et des fresques de femmes dénudées. « Je ne voulais pas que ça fasse “déco”. Alors ce sont des détails inspirés d’autres prisons que j’ai visitées en Sierra Leone, au Mexique… Car dans ces lieux clos, chaque inscription signifie quelque chose », explique le réalisateur. Ceux qui ont travaillé avec lui le disent : Philippe Lacôte est d’une extrême minutie, au point qu’un quart des 300 figurants qu’il a choisis pour jouer les prisonniers sont d’anciens détenus.

Son film raconte la guerre de succession à laquelle se livrent, le temps d’une nuit, les jeunes de la MACA. La prison est le lieu central – presque un personnage – de ce quasi-huis clos très théâtral. Rien d’étonnant pour ce réalisateur qui, enfant, allait y voir sa mère, « incarcérée pour motifs politiques », et y a rendu visite à des amis, parfois décédés là.

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Fils d’une mère ivoirienne cofondatrice du Front populaire ivoirien (FPI), premier parti d’opposition de l’ère Félix Houphouët-Boigny, et d’un père français « qui a essayé de [lui] transmettre l’idéologie nazie, sans succès », Philippe Lacôte est tôt happé par le septième art. La salle obscure du Magic, le cinéma de la commune abidjanaise de Marcory, est sa seconde maison. « J’entrais et sortais librement, j’étais un peu leur mascotte », se souvient-il, marqué par les films de Bruce Lee et de Bollywood. A l’époque, ces cinémas – une centaine dans les années 1980 en Côte d’Ivoire – étaient des lieux de vie où les jeunes des bandes rivales aimaient se retrouver. Aujourd’hui, la plupart des salles obscures sont devenues des églises évangéliques.

En dépit de cette familiarité aux lieux, le monde du cinéma lui semble tellement « inaccessible » qu’il part étudier la linguistique à Toulouse, en France. Mais là, en parallèle de ses études, il devient projectionniste au Cratère, cinéma d’art et essai de la ville rose, et se lie d’amitié avec les étudiants en cinéma de la ville, avec qui il réalise Somnambule en 1993 – son premier court-métrage, tourné en 16 mm noir et blanc. Un premier pas qui lui entrouvre de nouveaux horizons.

« On déborde de talents en Côte d’Ivoire »

Quand il rentre en Côte d’Ivoire, en 2002, quelques jours avant la crise politico-militaire, il suit la vie de Wassakara, son ancien quartier, placé sous couvre-feu, pour en tirer les Chroniques de guerre en Côte d’Ivoire, en 2008, un film de 50 mn à mi-chemin entre documentaire et journal intime. C’est le point de départ d’une filmographie qui « trace une ligne » autour de cette jeunesse « qu’on n’entend pas » et de la violence qu’il préfère interroger et suggérer que montrer. « Mon regard est politique, plaide-t-il. Ce qui m’intéresse, c’est le narratif, comment la politique raconte des histoires. »

Avec Run, sélectionné en 2014 à Cannes dans la section « Un certain regard », il raconte l’histoire d’un homme en quête d’un refuge après avoir assassiné le premier ministre ivoirien, et ce après une crise post-électorale qui a fait au moins 3 000 morts. « Tous les jours, j’avais des militants du FPI qui venaient me souffler ce que je devais dire ou non. A chaque film tourné ici, la presse ivoirienne s’en mêle aussi, disant que je roule pour un parti ou un autre. » Quoi qu’il en soit, sa carrière s’accélère.

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Alors que l’industrie cinématographique ivoirienne prend un timide essor, Philippe Lacôte et son studio Wassakara Productions organisent des castings dans les quartiers populaires afin de révéler des jeunes talents. Pour lui, « il n’y a rien de plus beau que la naissance d’un acteur à l’écran ». Raison pour laquelle il compte lancer la première agence d’acteurs du pays. « On déborde de talents en Côte d’Ivoire. Il faut investir dans le court-métrage, former des jeunes, lancer des concours, créer des coproductions… J’ai envie d’apporter ma contribution, mais je ne cherche pas à être le messie du cinéma ivoirien, précise-t-il. Ce serait trop lourd à porter. »

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