10 mai 2024
Paris - France
POLITIQUE

Pascal Affi N’Guessan : « La Côte d’Ivoire, un pays à rebâtir ! »

ENTRETIEN. Quel diagnostic et quelle idée se fait de la Côte d’Ivoire le candidat du Front populaire ivoirien à la présidentielle d’octobre prochain ? Éléments de réponse.

Pour Pascal Affi N’Guessan, 67 ans, la vie de président du Front populaire ivoirien n’est pas un long fleuve tranquille. Membre du FPI depuis 1986, il en est devenu président en avril 2005. Ancien Premier ministre (2000 à 2003) du président ivoirien Laurent Gbagbo, fondateur du FPI, il a dû batailler en justice en décembre 2014 contre des militants se réclamant de celui-ci pour faire reconnaître et la légalité de sa branche du FPI et la validité de sa candidature à la présidentielle d’octobre 2015. Arrivé deuxième de ce scrutin remporté dès le premier tour par le président sortant Alassane Ouattara, candidat du Rassemblement des Houphouëtistes pour la démocratie et la paix (RHDP), autour essentiellement du Rassemblement des républicains (RDR) et du Parti démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI) de Henri Konan Bédié, il brigue à nouveau la présidence de la République en octobre prochain. Sur les conditions du scrutin à venir, sur Alassane Ouattara, la situation politique, économique et sociale du pays, ses relations internationales et les défis qui l’attendent, Pascal Affi N’Guessan s’est confié au Point Afrique.

Le Point Afrique : Comment 60 ans d’indépendance résonnent-ils en vous ?

Pascal Affi N’Guessan : Il y a 60 ans, notre déclaration d’indépendance a résonné comme une immense fierté pour tous les Ivoiriens, avec ce sentiment d’un champ infini de possibilités qui s’ouvrait à nous. Tout était loin d’être parfait, car cette indépendance semblait, par de nombreux aspects, encore virtuelle. Nous avions des institutions importées, plaquées sur celles du modèle colonial. Nous vivions sous le régime d’un parti unique et autour de Laurent Gbagbo, nous allions très vite mener la bataille du multipartisme. Beaucoup de choses étaient perfectibles, mais notre père fondateur avait l’amour de la Côte d’Ivoire chevillé au corps et notre pays apparaissait souvent comme un modèle.

Soixante ans plus tard, la Côte d’Ivoire est devenue un contre-exemple pour le continent. Le régime autocratique actuel a totalement échoué sur deux points majeurs : la réconciliation et le développement. ll nous faut retrouver aujourd’hui cette dimension d’exemplarité, en termes de maturité démocratique et de refondation sociale. C’est pour cela que j’appelle à une renaissance de notre pays. L’indépendance aujourd’hui, ce doit être un pays dans lequel les partis acceptent qu’une élection soit gagnée ou perdue et ne s’accrochent pas désespérément au pouvoir parce que sa perte signifie l’exil, la prison, la mort.

Notre crise a isolé la Côte d’Ivoire aussi bien au niveau sous-régional que sur le plan international. Elle a brouillé nos rapports avec la communauté internationale. La renaissance, ce sera aussi le repositionnement international de la Côte d’Ivoire.

Ce 60e anniversaire intervient à la veille d’un scrutin qui sera extrêmement disputé au regard du nombre de candidats qui se sont déjà déclarés, dont vous-même. Toutes les conditions vous paraissent-elles remplies pour qu’il se déroule dans la sérénité  ?

Bien sûr que non, parce que le régime s’emploie méthodiquement à créer les conditions d’une instabilité. À commencer par son refus manifeste de laisser Laurent Gbagbo et Charles Blé Goudé rentrer au pays, alors qu’ils ont été l’un et l’autre acquittés. Il y a aussi cette condamnation illégale qui entraîne une autre infamie : leur radiation de la liste électorale.

Je n’oublie pas tous les exilés, je n’oublie pas Guillaume Soro, un acteur important de la scène politique à l’heure actuelle, qui a été contraint à l’exil pour des raisons électoralistes. Donc psychologiquement, le régime nous place tous en situation de risque.

Et puis, le régime en place manifeste la volonté de conserver le pouvoir à tout prix, quitte à braquer les élections, à renier sa parole donnée. L’homme du « 2020, c’est bouclé, c’est géré, c’est calé » est aujourd’hui installé à la primature. C’est inquiétant. Cela nous incite surtout à nous mobiliser encore davantage, car nous avons une certitude : les Ivoiriens aspirent à un changement profond.

Quels sont les points sur lesquels vous attendez des avancées pour que le scrutin ne souffre d’aucune entorse légale, supposée ou réelle ?

D’abord, je tiens à rappeler que par notre pugnacité, nous avons obtenu des avancées. Dans toute ma carrière politique, j’ai toujours considéré que la politique de la chaise vide n’était pas une bonne stratégie, que c’est en occupant le terrain que l’on pouvait forcer le destin. Nous avons mené la bataille de la composition de la Commission électorale indépendante et obtenu un siège supplémentaire pour l’opposition, en l’occurrence pour le PDCI-RDA. Nous allons désormais mener le combat des commissions locales et exiger une meilleure répartition des sièges au niveau local. La décision de la CADHP conforte totalement notre analyse et notre stratégie. Ces organes auront un rôle déterminant dans la bonne conduite du processus électoral. Nous comptons sur le patriotisme et le sens de l’honneur de toutes les parties impliquées, mais en tout état de cause nous resterons vigilants.

Quel regard posez-vous sur des décisions venant d’institutions supranationales comme la Cour africaine des droits de l’homme qui a émis un arrêt concernant la Commission électorale indépendante centrale et les commissions électorales indépendantes locales ?

Elles s’imposent à nous. La Cour africaine est un appui puissant pour tous les démocrates. En dépit de ce qu’il est réellement, le régime a intérêt à montrer un visage présentable à la face du monde. Pour cette raison de cosmétique, il est obligé d’en tenir compte.

Le RHDP n’a pas encore désigné son nouveau candidat à la présidence. À votre avis, Alassane Ouattara a-t-il le droit de se représenter ?

Ne parlez plus du RHDP. Tous les alliés d’hier sont partis. Donc, effectivement, le RDR n’a pas désigné son candidat. Sur ce point, il y a le droit et il y a les principes. Dans les deux cas, c’est non.

Pourquoi cette réponse ?

Le droit ne souffre pas d’ambiguïté. Il a été rappelé en 2016 par des constitutionnalistes proches du régime. Les dispositions antérieures à notre actuelle Constitution et qui n’ont pas été modifiées continuent de s’appliquer. C’est le cas de la limitation à deux du nombre de mandats présidentiels.

Les principes, c’est d’abord le respect de la parole donnée. Le monde entier a applaudi la décision exprimée de manière très solennelle devant le Congrès de ne pas se représenter. La disparition tragique du candidat du RDR ne saurait justifier un reniement. Cela voudrait aussi dire qu’en dix années, le président Ouattara n’aurait pas réussi à faire émerger de nouveaux talents. Je ne saurais y croire.

C’est enfin ce message donné au monde et à l’Afrique ; si la Côte d’Ivoire le fait, d’autres pays auront demain la même tentation et l’espérance de la démocratie reculera sur tout notre continent. Parce que nous sommes une grande nation, nous avons un devoir d’exemplarité.

Vous avez un autre concurrent sur la scène politique ivoirienne en la personne de Laurent Gbagbo. Quelle relation avez-vous avec lui en ce moment ? Que pensez-vous du sort qui lui est fait actuellement alors qu’il souhaite rentrer au pays ?

Laurent Gbagbo n’est pas un concurrent. Il est mon « père ». J’ai été son directeur de campagne puis son premier Premier ministre. Nous sommes en contact permanent. Nous travaillons ensemble à l’unité de notre famille politique. Il me demande d’y œuvrer car il y est très attaché. Il sait que pendant toutes ces années, mon action a été dictée par un objectif : assurer la pérennité du FPI. Le FPI aurait pu mourir, il est bien vivant et va le démontrer.

Ce que traverse Laurent Gbagbo est un drame et une injustice. C’est une douleur pour lui-même bien sûr et pour tous ses amis. Cette souffrance et celle vécue par tous ses partisans, je m’emploie à la transformer en ambition collective en ramenant le FPI au pouvoir, notre parti qui porte en lui l’espérance du progrès social et de la démocratie. Ma victoire sera la sienne, car elle consacrera le retour de cette famille progressiste à laquelle il a consacré toute sa vie. Il sait aussi qu’au lendemain de mon investiture, il sera reçu à Abidjan avec tous les honneurs dus à son rang et à ce que la Côte d’Ivoire lui doit.

En cas de 2e tour, pensez-vous pouvoir vous allier au RHDP ou avec ses adversaires regroupés au sein d’une alliance autour des trois personnalités que sont Henri Konan Bédié, Guillaume Soro et Laurent Gbagbo ?

Le RHDP est notre adversaire. Le PDCI-RDA est un concurrent. Mon parti m’a fait l’honneur de me désigner samedi en raison de mon expérience et de la nouvelle offre politique que j’incarne. Je suis aujourd’hui entièrement concentré sur le premier tour. Le peuple ivoirien va trancher et j’ai pleine confiance en son jugement.

Venons-en à votre programme. Sur quels points vous distinguez-vous des autres sur le plan idéologique et sur le plan pratique ? Quels sont pour vous les urgences ivoiriennes et les grands chantiers à engager ?

L’urgence, c’est la réconciliation, l’apaisement général du climat sociopolitique en Côte d’Ivoire à travers le retour de Laurent Gbagbo, Charles Blé Goudé et de tous les exilés. Tous les prisonniers politiques doivent être libérés. Les États généraux de la République (EGR) seront l’instrument opérationnel de la réconciliation nationale.

Au-delà des urgences, il y a des priorités. Je les ai formulées à travers le thème de mon ambition pour la Côte d’Ivoire, à savoir fonder une nation puissante, démocratique, écologique, unie dans sa diversité socioculturelle, ouverte sur le monde et dont la prospérité est durable, assise sur une économie industrielle et diversifiée. Cette ambition porte les cinq dimensions de la renaissance de la Côte d’Ivoire : politique et institutionnelle, renaissance du capital humain et modernité sociale, renaissance économique, écologique, diplomatique.

Sur le plan idéologique, ce projet politique se distingue par le fait qu’il met l’homme au cœur de l’action politique, à la fois comme acteur et finalité. Aujourd’hui, les chiffres du taux de chômage révélés par la Banque africaine de développement sont humiliants pour la Côte d’Ivoire : 70 à 90 % de personnes sans emploi. Notre espérance de vie, 58 ans, est l’une des plus faibles au monde. Notre indice de développement humain nous place à la 165e place sur 189, là encore quelle humiliation ! Dans la Côte d’Ivoire de demain, il y aura du travail pour tous et tous seront au travail. Nous agirons pour la pleine participation des femmes au développement national et avec les jeunes nous relèverons les défis d’aujourd’hui et garantirons les succès de demain.

Comment comptez-vous vous y prendre ?

La réconciliation nationale et l’apaisement contribueront à créer un climat de stabilité qui encouragera l’investissement privé, donnera confiance aux bailleurs de fonds internationaux et aux entreprises et boostera l’activité industrielle. Pour accompagner le redressement économique, nous prendrons des mesures audacieuses en matière d’assainissement du cadre macroéconomique, de lutte contre la corruption, d’amélioration des ressources budgétaires à travers une fiscalité incitative. Nous allons par exemple professionnaliser et moderniser le secteur informel. Notre objectif est que le tertiaire contribue à hauteur de 60 % du PIB d’ici à 2025 et que la contribution de l’industrie soit portée à 30 %. Ce sont les indicateurs d’une économie moderne.

Sur le plan politique et administratif, l’État central, fort héritage de l’ère Houphouët-Boigny, est-il encore le meilleur acteur pour accompagner la Côte d’Ivoire vers un développement économique et social apaisé ?

Absolument pas. La centralisation est la première cause de la faillite nationale. Elle est synonyme de centralisation des pouvoirs, donc de tendance à l’autocratie, voire à la dictature. Elle est synonyme de concentration des pouvoirs financiers et administratifs entre les mains d’une coterie et, en conséquence, d’une tendance au népotisme, au clientélisme et à la corruption.

L’autre effet pervers, c’est la persistance du tribalisme. On ne construit pas une nation sur le tribalisme ou les replis identitaires.

La renaissance passe par la rupture avec ce modèle politique et la promotion d’un État démocratique sur la base du principe de subsidiarité. Le projet de renaissance politique, c’est l’approfondissement de la décentralisation et la régionalisation du processus de développement.

Avec le changement de la donne au niveau international, comment voyez-vous les relations avec les autres pays africains ? Nous pensons aux questions d’intégration, de monnaie, de stratégie de chaînes de valeurs interafricaines, de formation, de lutte contre le chômage et de développement.

Nous avons conscience et tous les pays africains partagent cette conviction que l’avenir de l’Afrique se trouve dans l’unité africaine : unité politique, unité économique. Cette prise de conscience s’est matérialisée par la signature de l’accord portant création de la zone de libre-échange continentale à Kigali en 2018. L’enjeu, c’est la création d’un vaste marché de plus de 1,2 milliard d’habitants en vue de développer les échanges intra-africains et de stimuler l’industrialisation de l’Afrique. Les avancées de la monnaie unique qui fusionnera différentes monnaies de la sous-région, dont le franc CFA, démontrent que la volonté d’intégration est partagée.

Quid des relations avec les grandes puissances que sont les États-Unis, la Chine et la France par exemple ?

Nous avons avec la France une histoire particulière que nous n’avons avec aucun autre pays ; la colonisation a consacré un bloc de valeurs que nous partageons, exprimées par une langue commune, un cadre juridique, administratif et culturel d’essence française. Notre droit, notre organisation administrative avec des préfets, des sous-préfets, des maires sont d’essence française. C’est indéniable et nous ne pouvons pas nier cet héritage. Il crée naturellement une nécessité de coopération. Pour autant, nous ne pouvons pas rester cloîtrés dans des rapports bilatéraux. Nous devons nous ouvrir en nous appuyant sur ces fondamentaux sans renier le passé, avec comme objectif la défense de nos intérêts.

Dernier dossier : le terrorisme islamiste. Quelle stratégie préconisez-vous pour le juguler ?

La Côte d’Ivoire a toujours été historiquement un pôle de stabilité et de paix. Aujourd’hui, nous le voyons autour de nous, le terrorisme menace le monde mais aussi la sous-région, notamment la zone sahélo-saharienne. La dégradation peut être très rapide, on le voit bien avec certains de nos voisins.

La Côte d’Ivoire n’est pas à l’abri. Elle a été touchée à deux reprises en 2016 à Grand-Bassam et en 2020 à Kafalo. Nous devons adopter deux attitudes : la prévention et la réaction. La meilleure des préventions, c’est l’unité nationale et la stabilisation politique. C’est pour cela que je considère la réconciliation nationale comme une urgence. Si je veux être le président de tous les Ivoiriens, c’est aussi pour assurer la sécurité de mon pays. La stabilité est gage de sécurité.

Mais face à l’assaut islamiste, il faut opposer une capacité de défense à la hauteur de la menace. C’est pourquoi j’entends faire de la Côte d’Ivoire une puissance régionale en matière de défense et de sécurité. Je créerai une armée nouvelle, une armée républicaine unie par la fraternité d’armes, outil de défense de l’intégrité nationale, soutien au développement, facteur de paix à l’intérieur et l’extérieur du pays, instrument essentiel de notre souveraineté et maillon sûr de nos alliances et liens de coopération.

S’il fallait définir la Côte d’Ivoire aujourd’hui, vous diriez ?

La Côte d’Ivoire est un grand pays aujourd’hui divisé, affaibli et appauvri. Nous avons d’un côté des chiffres macroéconomiques mirobolants exploités à coups de slogans publicitaires et d’éléments de langage et de l’autre la réalité de la vie de nos compatriotes, une jeunesse désespérée conduite à aller chercher ailleurs, au risque de sa vie, des perspectives que nous ne savons pas lui offrir. C’est un pays à rebâtir. J’entends m’y employer de toutes mes forces. Je veux être le président de la renaissance ivoirienne.

Source : Le Point

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