Le pays abrite l’une des plus importantes populations sans papiers et donc sans identité au monde. Un fléau que l’Etat ivoirien commence à prendre en compte.
« C’est comme si je n’étais pas Ivoirienne, comme si je vivais en dehors du pays. » Sur un banc du village de Koreyo, dans le sud-ouest ivoirien, Chantal Lekpa raconte son histoire, le visage fermé. Bien que née en Côte d’Ivoire de parents ivoiriens, la jeune femme vit sans papiers et donc sans identité.
Sa famille n’a jamais fait les démarches et ne lui a légué ni extrait de naissance, ni livret de famille. Impossible pour elle de prouver sa nationalité ivoirienne. Aux yeux de l’Etat, elle n’existe pas. Femme au foyer, elle n’a jamais pu aller à l’école au-delà du primaire, ne peut pas ouvrir un compte en banque ni acheter de terre.
Un calvaire que l’Etat ivoirien commence à prendre en considération. La Côte d’Ivoire est ainsi devenue le premier pays d’Afrique à adopter une procédure pour identifier et protéger les personnes apatrides. Deux arrêtés signés en septembre 2020 ouvrent la voie à la reconnaissance officielle du statut d’apatride. Ces personnes, qui n’avaient jusqu’alors aucune existence légale reconnue, pourront ainsi recevoir des documents d’identité et bénéficier de droits fondamentaux. Les commissions d’éligibilité et de recours au statut d’apatride doivent être officiellement installées fin février.
Négligence, ignorance
Une lueur d’espoir dans ce pays d’Afrique de l’Ouest où l’absence de citoyenneté est un véritable fléau. Comme Chantal Lekpa, des milliers d’Ivoiriens sont dits « à risque d’apatridie ». Sans preuve écrite de leur ascendance, ils ne peuvent pas prouver leur nationalité. Les apatrides, eux, ne peuvent même pas y prétendre. Ils sont Ivoiriens de sol depuis une ou même plusieurs générations dans un pays qui ne reconnaît plus que le droit du sang depuis 1972, période de forte immigration. En Côte d’Ivoire, 1,6 million de personnes se trouvent dans l’une ou l’autre de ces situations sur une population de 25 millions d’habitants.
Dans les villages isolés du pays, beaucoup de parents n’ont pas déclaré leurs enfants, par négligence ou ignorance. « La plupart du temps, ils restaient au village et vivaient aux champs. Pour eux, ces papiers n’étaient pas nécessaires. Jusqu’au jour où la réalité les rattrape », explique Augustin Yao, membre de l’Association des femmes juristes de Côte d’Ivoire associée sur le terrain au Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (UNHCR).
En 2013, la Côte d’Ivoire a ratifié la convention sur l’apatridie pour réduire significativement le nombre d’apatrides dans le pays en simplifiant notamment les procédures de délivrance d’actes de naissance. L’Etat ivoirien s’appuie sur quelques associations et ONG engagées à recenser et accompagner ces personnes. Pour Mme Lekpa, les recherches de papiers permettant d’attester son lieu de naissance ou son lien familial ont jusqu’ici été infructueuses.
« Nous avons fait une requête au tribunal, nous attendons donc l’audience pour présenter un certificat de recherches et la bonne foi de témoins qui attestent qu’elle est bel et bien Ivoirienne », indique Léon Rabé, relais communautaire de l’UNHCR. Cela pourrait lui permettre d’obtenir un extrait de naissance puis un certificat d’identité, dernière étape avant les papiers officiels.
Quelque 120 euros
A ses côtés, Stéphane Zoukou est tout sourire. Le villageois vient justement de décrocher le fameux certificat. Ce sésame lui permet de vivre enfin comme un Ivoirien normal, après des années à rivaliser d’astuces et de magouilles pour s’en sortir. « Je suis fier, lance-t-il timidement. Maintenant, je peux voyager où je veux dans le pays et créer ma petite société. »
Si les démarches ont été rapides – un petit mois –, elles sont aussi coûteuses : quelque 80 000 francs CFA (environ 120 euros) financés par l’UNHCR. « Ce n’est pas donné, c’est pour cela qu’on ne peut pas aider tout le monde », regrette Augustin Yao. In fine, la tâche des associations et des humanitaires est lourde et les résultats minimes.
La région de la Nawa, où se trouve Koreyo, concentre un dixième des apatrides du pays. Ils sont particulièrement nombreux à Méagui, l’une des capitales du cacao ivoirien. Dans les années 1980, des étrangers des pays voisins, majoritairement des Burkinabés, y ont afflué, attirés par la fièvre de l’or brun.
Ces travailleurs, leurs enfants et petits-enfants, composent aujourd’hui la moitié de la population de la ville. La plupart d’entre eux n’ont aucune nationalité : les parents nés ailleurs n’ont jamais eu de papiers et n’ont plus de lien avec leur pays d’origine.
L’un des enjeux du HCR
C’est le cas d’Abdou Sana, 69 ans, né à Daoukro dans l’est du pays. Petit-fils de Burkinabés, il n’a jamais mis les pieds au Burkina Faso et se sent profondément Ivoirien. Malgré son caractère jovial et rieur, Abdou Sana a mal vécu cette vie d’apatride.
« Quand tu n’as pas de papier, on ne te considère même pas comme un homme. Tu es comme un caillou, tu ne peux pas bouger, tu ne peux rien faire. Jeune, je devais donner de l’argent aux policiers. Mais maintenant que je suis vieux, on me laisse tranquille », raconte-t-il. Comme lui, ses dix enfants et ses nombreux petits-enfants n’ont aucun document. Des générations d’apatrides sans solution.
Salam Sawadogo est un relais communautaire du HCR dans la ville et tient un registre de sans-papiers. Sur les 300 noms inscrits, seuls deux ou trois avaient un parent ou un grand-parent de nationalité ivoirienne et ont pu voir leur situation régularisée. Lors des mariages, des baptêmes et des anniversaires, il prend le micro et incite les parents à déclarer leurs enfants. Avec au moins un extrait de naissance, ils pourront faire des études et obtenir des diplômes.
Régulariser la situation des enfants apatrides est l’un des enjeux du HCR. Dans les orphelinats du pays, les enfants abandonnés n’ont souvent pas de papiers. Aujourd’hui, grâce au travail de l’association des femmes juristes de Côte d’Ivoire, presque tous les enfants de l’orphelinat de Gagnoa (centre-ouest) où résident 56 enfants ont un extrait de naissance et peuvent aller à l’école.
« Je sais que j’appartiens à ce pays »
Pour les adultes, les belles histoires sont rares, tant les procédures sont coûteuses et complexes. Il en existe tout de même. Sara Alijah ne peut s’empêcher de pleurer d’émotion lorsqu’elle raconte la sienne. A 45 ans, cette animatrice radio de la ville de Gagnoa est officiellement Ivoirienne depuis le 7 juillet 2020.
Sara Alijah est née en Côte d’Ivoire d’une mère togolaise et d’un père ghanéen. « J’avais des ambitions, je voulais passer des concours, j’en avais les moyens et la qualité. On m’a proposé différents postes, mais j’ai toujours refusé en prétextant des excuses », de peur de devoir présenter ses papiers et d’être démasquée, se souvient-elle.
Grâce à la bienveillance de la mairie de Gagnoa, elle se fait tout de même embaucher par la radio locale. L’octroi de la carte de presse lui évite certaines tracasseries administratives. C’est par hasard que le HCR la contacte pour animer une émission sur l’apatridie. Elle découvre alors qu’un décret présidentiel signé en 2014 lui donne le droit d’obtenir la nationalité ivoirienne si elle prouve que ses parents se sont installés avant l’indépendance de 1960.
Forte de sa nouvelle identité, Sara fourmille de projets. Pourquoi pas étudier la psychologie, devenir syndicaliste ou militer pour un parti ? « Même si on continue parfois de m’appeler la Togolaise, je suis plus à l’aise, se réjouit-elle. Désormais, je n’ai plus ce sentiment de voler quelque chose à la Côte d’Ivoire, je sais que j’appartiens à ce pays. »
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