Depuis l’arrivée au pouvoir du président Bassirou Diomaye Faye, Moscou cherche discrètement à négocier un accord militaire. En parallèle, les stratèges africains de Vladimir Poutine tentent un rapprochement économique avec le Sénégal, sous l’œil attentif de Paris.
Un document secret–défense, frappé du sceau de l’aigle bicéphale de la Russie, trône actuellement sur le bureau de Birame Diop, ministre sénégalais des forces armées. Numéroté 3098–R, le dossier de neuf pages est un protocole d’accord en matière de coopération militaire, soumis par le premier ministre russe, Mikhail Michoustine, aux autorités sénégalaises. Proposé une première fois en novembre 2023, peu avant l’élection présidentielle, il vient tout juste de refaire surface, à l’initiative du ministre russe des affaires étrangères, Sergueï Lavrov, et de son ambassadeur à Dakar, Dmitri Kourakov.
Depuis l’élection du président Bassirou Diomaye Faye en mars et la nomination de son premier ministre, Ousmane Sonko, le mois suivant, Moscou s’est lancé dans une opération séduction auprès du nouvel exécutif sénégalais. Cette initiative se traduit aujourd’hui par la main tendue de Vladimir Poutine, tant en matière de coopération militaire que de renforcement des échanges économiques, notamment sur le volet pétrolier.
La Russie cherche depuis plusieurs années des alliés sur la façade atlantique ouest–africaine pour renforcer ses intérêts tant militaires qu’économiques. C’est ainsi que pour sa flotte militaire, Moscou lorgne des ports dans le golfe de Guinée où transite une part croissante du commerce international et dont la position revêt un caractère géostratégique. La Russie souhaite également trouver de nouveaux débouchés pour ses entreprises dans la région.
Prudence contre insistar Tous les articles sur Yacine Fall
Fin août, la ministre sénégalaise africaine et des affaires étrangères, Yacine Fall, a fait le déplacement jusqu’à Moscou pour s’entretenir avec son homologue. Leurs échanges ont porté, pour l’essentiel, sur les questions de défense. Le chef de la diplomatie russe a rappelé l’importance de la coopération régionale face au terrorisme, tout en proposant à Dakar une aide, y compris en matière de cybersécurité.
En coulisses, Sergueï Lavrov a surtout tenu à rappeler à Yacine Fall les dispositions du protocole d’accord de défense de novembre 2023. Une insistance face à
laquelle la ministre sénégalaise s’est montrée prudente, indiquant à son interlocuteur que le dossier doit être réexaminé par son collègue chargé des forces armées, le général Birame Diop.
Le document confidentiel, consulté par Africa Intelligence, décrit le cadre juridique de la coopération militaire que Moscou souhaite développer sur le long terme avec Dakar. Parmi les propositions figurent des exercices navals conjoints pour renforcer les synergies entre les deux marines, dans le cadre desquels les bâtiments de guerre russes seraient autorisés à faire escale dans les ports sénégalais.
D’un point de vue logistique, Moscou cherche à réduire sa dépendance à la voie aérienne. L’avion–cargo est pour l’heure le moyen le plus utilisé pour acheminer du matériel militaire au profit du Mali comme du Burkina Faso, afin de soutenir l’effort de guerre de ses alliés de l’hinterland sahélien. En 2022 et 2023, l’aéroport de Bamako a ainsi été le théâtre de livraisons régulières d’armement, notamment d’avions et d’hélicoptères d’attaque russes.
Expertise maritime et formations
Le protocole d’accord confidentiel prévoit en outre une coopération étroite en matière de lutte contre la piraterie, ainsi qu’une assistance proposée à la marine sénégalaise pour réaliser l’hydrographie des espaces maritimes. Cette expertise scientifique est régulièrement sollicitée par les États du golfe de
Guinée, désireux de cartographier leurs eaux territoriales qui recèlent d’importantes réserves d’hydrocarbures offshore.
Comme la quarantaine d’accords bilatéraux de défense déjà scellés par la Russie en Afrique, celui–ci envisage le déploiement d’instructeurs dans le cadre de séminaires et de groupes de travail mixtes. Au menu des formations figurent le contre–terrorisme, le maniement de matériels techniques et d’interception de communications ou encore la médecine militaire.
Enfin, un soutien est évoqué pour la formation des casques bleus sénégalais déployés au sein des missions de maintien de la paix des Nations unies (ONU), de même qu’un entraînement au déminage et à la lutte contre les engins explosifs improvisés (IED).
Tergiversations de Dakar
Jusqu’à présent, Dakar n’a conclu qu’un seul accord technique avec Moscou, en 2008, sous la présidence d’Abdoulaye Wade (2000-2012) pour encadrer l’achat d’armement à la Russie. La signature de ce protocole
d’accord serait une première pour le Sénégal. Pour l’heure, les autorités ne font cependant pas preuve d’un empressement particulier pour répondre à ces propositions. L’année dernière, l’administration de l’ex- président Macky Sall avait déjà accueilli froidement cette offre en raison d’un contexte préélectoral peu propice, ce qui avait contraint les autorités russes à rétropédaler.
Le peu d’enthousiasme dont fait preuve Dakar vis–à–vis de ce partenariat avec la Russie s’explique aussi par des échanges militaires historiquement limités entre les deux pays. Un héritage qui contraste fortement avec celui de son voisin guinéen, qui a très tôt noué des liens avec l’URSS pendant la guerre froide. Le Kremlin soutenait alors de nombreux mouvements de libération et les luttes anticoloniales sur le continent.
Désormais, porté notamment par l’activisme de son ambassadeur à Dakar, Dmitri Kourakov, Moscou tente d’implanter son industrie de défense dans le pays. Le complexe militaro–industriel russe a proposé cet été une offre, toujours en discussion, pour vendre des hélicoptères de combat à l’armée de l’air sénégalaise. L’aviation dispose déjà de quelques aéronefs de fabrication soviétique, à l’image de Mi–17 de transport et de Mi–24 de combat. En décembre 2023, Russian Helicopters, filiale du conglomérat d’armement étatique Rostec, a justement livré un autre appareil de type Mi–17.
Bras de fer entre Moscou et Paris
Les propositions russes s’inscrivent dans un contexte peu favorable aux partenaires occidentaux du Sénégal, à commencer par la France. Après qu’Ousmane Sonko a dénoncé à plusieurs reprises la présence de « bases militaires étrangères » sur le sol sénégalais, son gouvernement planche actuellement sur l’avenir de la coopération militaire avec Paris (AI du 18/06/24). Dakar fait preuve d’une même prudence vis–à–vis des propositions russes, qui pourraient opportunément être utilisées comme un outil de pression dans la renégociation des accords militaires avec la France.
Dans ce contexte, Paris redouble de vigilance à l’égard de l’activisme de Moscou. Après avoir accusé à de multiples reprises la Russie d’entreprises de désinformation au Sahel, la France soupçonne désormais les services russes de renseignement de soutenir des groupuscules qui militent ouvertement en faveur du départ de ses troupes stationnées au Sénégal. L’un d’entre eux, le Front pour le retrait des bases militaires françaises/Gassi, a été créé à Dakar en août et ses activités anti–françaises sont suivies de près par Paris.
« Monsieur Afrique bis »
À l’échelle institutionnelle, Moscou veut gagner en influence au Sénégal en misant tout particulièrement sur le ministre de l’intérieur, le général Jean–Baptiste Tine. Ancien numéro un de la gendarmerie, il avait été subitement limogé par l’ex–président Macky Sall qui lui reprochait de ne pas avoir su contenir les émeutes de
mars 2021. Par la suite, le général Tine a occupé le poste d’ambassadeur du Sénégal en Russie (2021-2024). Lors de son séjour moscovite, ce sexagénaire de confession chrétienne s’est rapproché du vice–ministre des affaires étrangères, Mikhail Bogdanov, qui occupe depuis 2014 le poste d’envoyé spécial de Vladimir Poutine pour le
Moyen-Orient et l’Afrique.
Les deux hommes se sont retrouvés en juillet à Dakar lors de l’inauguration de la première Chambre de commerce et d’inve Tous les articles sur e–Russie- Eurasie. Outre Bogda Igor Morozov dépêché pour l’occasion l’un des pil
ie commerciale en Afrique, le sénateur Igor Morozov. À la tête d’Afrocom, cet ancien colonel du FSB fait figure depuis 2020 d’éclaireur pour les entreprises russes sur le continent, au point d’être parfois qualifié de « Monsieur Afrique bis » du président Poutine (AI du 26/09/22).
Rassemblant une poignée d’officiels et d’hommes d’affaires sénégalais, l’événement a été organisé à l’initiative de Karim Harati. Établi en Sierra Leone, ce très discret homme d’affaires sénégalais d’origine libanaise, déjà bien introduit sous Macky Sall, fait preuve d’un certain entregent auprès de l’élite politico-
économique russe. Il compte notamment parmi ses relations le président de la République russe du Tatarstan, Roustam Minnikhanov, dont il avait organisé la venue dans la capitale sénégalaise en 2022.
Attrait pour l’or noir sénégalais
Désireux de ne pas se cantonner au domaine
sécuritaire, les stratèges de Poutine esquissent par ailleurs les contours d’un rapprochement économique ciblé avec Dakar. Un défi de taille alors même que le Sénégal représente un marché encore ignoré par le patronat russe. Parce que le pays vient de faire son entrée dans le cercle restreint des États producteurs de pétrole, le partenariat a d’abord vocation à faire la part belle au secteur des hydrocarbures. C’est ainsi que le géant pétrolier Lukoil a été invité à entamer des discussions avec le gouvernement d’Ousmane Sonko, qui cherche activement un partenaire pour exploiter le gisement de Yakaar–Teranga depuis le retrait du britannique BP
Présente dans une demi–douzaine de pays africains, dont le Nigeria et le Ghana, la major n’a jamais fait mystère de son attrait pour l’or noir sénégalais. En 2020, doublée in extremis par le géant australien Woodside Energy, il s’en était fallu de peu pour qu’elle prenne une participation dans le bloc offshore de Sangomar . Déjà amorcées sous la précédente administration, des tractations se poursuivent également avec la compagnie pétrolière tatare Tatneft. Dakar se montre particulièrement intéressé par le savoir–faire de ce fleuron extractif russe, qui dispose de sa propre raffinerie située à Nijnekamsk, près de Kazan. Le site a accueilli Macky Sall en visite dans la région en 2023 (AI du 26/07/23).
Contacts avec Rostelecom
L’arrivée de Bassirou Diomaye Faye au pouvoir n’a pas ralenti le désir de coopération entre le Tatarstan et Dakar. Outre Karim Harati, un autre entrepreneur influent continue d’œuvrer à ce rapprochement : le Sénégalo–Mauritanien Abderrahmane Ndiaye, dont la société Elton Oil est l’un des plus importants clients
du discret trader de produits pétroliers russes Demex (AI du 02/09/24). L’homme d’affaires tente de constituer un groupe de travail pour renforcer les partenariats entre le Tatarstan et l’Afrique de l’Ouest a, à ce titre, été reçu en juillet par Roustam
Outre le volet pétrolier, les discussions entre le gouvernement d’Ousmane Sonko et Moscou se sont étendues au secteur des nouvelles technologies. Des contacts ont ainsi été noués avec des représentants du géant public des télécommunications Rostelecom, en marge de la visite de la chef de la diplomatie sénégalaise dans la capitale russe en août. Les échanges ont notamment porté sur le portail de gouvernement électronique Gosuslugi, que le groupe russe souhaite exporter en Afrique.
Encore tâtonnante, la campagne de séduction russe au Sénégal n’est pas assurée d’être couronnée de succès. Sur le continent africain, le bilan sécuritaire de Moscou reste mitigé au–delà de ses partenaires historiques, tels que l’Algérie et l’Éthiopie, et de ses derniers alliés de circonstance en Centrafrique et dans la zone
sahélienne. En dehors de sa zone traditionnelle d’influence, Moscou peine à convaincre. Ses ambitions sénégalaises demeurent incertaines.
Jean Moliere source :AI
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