Thiaroye 44 : Ce qu’il faut savoir sur le massacre des tirailleurs sénégalais pendant la Seconde Guerre mondiale
Des tirailleurs sénégalais, rassemblés à Thiaroye fin 1944, avaient été tués par des forces coloniales françaises alors qu’ils réclamaient le paiement de leurs arriérés de soldes et diverses primes et indemnités de combat.
Emmanuel Macron a reconnu, dans une lettre adressée au président sénégalais Bassirou Diomaye Faye que BFMTV a pu se procurer, que les forces coloniales françaises avaient commis un « massacre » à Thiaroye, près de Dakar, le 1er décembre 1944.
« La France se doit de reconnaître que ce jour-là, la confrontation de militaires et de tirailleurs qui exigeaient que soit versée l’entièreté de leur solde légitime, a déclenché un enchaînement de faits ayant abouti à un massacre », dit le contenu de la lettre du président de la République ce jeudi 28 novembre 2024.
80 ans après le massacre des tirailleurs sénégalais le 1er décembre 1944 au camp de Thiaroye, le flou reste total. Alors que le nombre de victimes n’a pas encore été établi, et encore moins le lieu exact de leur sépulture, des voix s’élèvent pour demander justice et exigent de la France des réparations. Qu’en est-il exactement ?
Le 1er décembre 1944, au camp de Thiaroye, à une quinzaine de kilomètres de Dakar, la capitale sénégalaise, plusieurs tirailleurs sénégalais, ont été froidement abattus par leurs frères d’armes des troupes coloniales françaises de maintien d’ordre. Leur tort a été de réclamer leur pécule de démobilisation.
L’origine de la grogne des Tirailleurs
Originaires des pays d’Afrique subsaharienne francophone, d’Afrique de l’Est et du Centre, comme le Sénégal, le Soudan français (actuel Mali), la Guinée, le Niger, le Bénin, le Togo, la Haute Volta (actuel Burkina Faso), la Côte d’Ivoire, le Gabon et l’Oubangui-Chari (actuels Tchad et Centrafrique), les tirailleurs sénégalais étaient enrôlés par l’armée française en 1939-1940 pour faire face à l’invasion nazie de la métropole.
Ils ont participé à la fameuse bataille de France livrée entre le 10 mai et le 22 juin 1940 durant laquelle plus de 2000 ont été portés disparus en fin juin 1940 sur plus de 3000 tirailleurs. Plusieurs ont été faits prisonniers en France et contraints par les Allemands aux travaux forcés.
Dans sa Synthèse du massacre de Thiaroye, en date du 14 octobre 2014, Armelle Mabon, Maître de conférences à l’Université de Bretagne Sud (Lorient), a signalé la spoliation des soldes de captivité et de traversée que les Tirailleurs sénégalais devaient percevoir, au départ à Morlaix et à leur débarquement à Dakar, la capitale de l’Afrique occidentale française (AOF).
« Dans les rapports écrits par les officiers après la « mutinerie », il est mentionné que la solde de captivité n’a pas été réglée de manière uniforme dans les Centres de transition des indigènes coloniaux (CCTIC) en métropole », révèle-t-elle.
Au départ de Morlaix, il y avait déjà un malaise au sein des troupes de tirailleurs. Embarqués dans la même histoire par le colonisateur et ayant vécu diverses fortunes sur le champ de bataille, les survivants surfaient sur l’espoir d’une indemnisation qui pourrait les faire oublier le traumatisme de la guerre, une fois auprès des leurs.
Hélas, ce ne sera pas le cas. Non seulement le règlement n’était pas équitable, mais les tirailleurs revendiquaient « le paiement au tarif France » au lieu du tarif AOF choisi par les autorités militaires de Dakar.
Alors que le rapport du commandant du Dépôt des isolés coloniaux (DIC) de Dakar fait état d’un règlement normal pour le détachement de Versailles, d’une perception élevée pour celui de la Flèche et d’une faible avance perçue par celui de Rennes, le rapport du chef de bataillon Quinchard, chef du détachement des Sénégalais embarqué à Morlaix, mentionne que le détachement de Rennes n’aurait rien perçu.
Ce dernier rapport, selon l’enseignante-chercheuse, indique que (le détachement) « de Versailles aurait trop perçu et que celui de la Flèche aurait perçu un peu moins du compte ».
Les graines de la révolte étaient déjà semées. « À Morlaix, 315 ex-prisonniers de guerre ont refusé d’embarquer pour n’avoir pas bénéficié des dispositions prévues » par la circulaire n°2080 du 21 octobre 1944 émanant du ministère de la Guerre (direction des Troupes coloniales) et qui règlemente le paiement de la solde de captivité pour ce contingent.
Que s’est-il passé à Thiaroye le 1er décembre 1944 ?
« Le 28 novembre 1944, le général Dagnan s’est déplacé à la caserne de Thiaroye accompagné du lieutenant-colonel Siméoni et du chef d’état-major Le Masle alors que les ex-prisonniers de guerre réclamaient le rappel de solde et que 500 d’entre eux refusaient de partir pour Bamako », renseigne Armelle Mabon dans sa Synthèse.
« Déterminé à faire valoir leurs droits, selon le rapport Dagnan, un groupe de rapatriés a bloqué sa voiture. Le général Dagnan indique qu’il leur a promis d’étudier la possibilité de leur donner satisfaction après consultation des chefs de service et des textes. Sur cette ultime promesse, les tirailleurs ont dégagé la route », révèle l’historienne.
Selon elle, le général Dagnan, estimant que « le détachement était en état de rébellion, le rétablissement de la discipline et l’obéissance ne pouvaient s’effectuer par les discours et la persuasion ».
Par conséquent, dit-elle, il avait « mis sur pied une démonstration de force pour impressionner les anciens prisonniers de guerre ».
« Le général commandant supérieur de Boisboissel, revenu de tournée, a donné son accord pour une intervention le 1er décembre 1944 au matin à l’aide de trois compagnies indigènes, un char américain, deux half-tracks, trois automitrailleuses, deux bataillons d’infanterie, un peloton de sous-officiers et hommes de troupes français », explique Armelle Mabon.
Dans l’imaginaire populaire, ce fut un véritable carnage perpétré dans un décor obscur, dans la tiédeur de la nuit. Même dans son film Camp de Thiaroye, sorti en 1988, le cinéaste sénégalais Ousmane Sembène en avait fixé le décor aux premières heures de l’aube. Mais la version officielle, très contestée, fait état du petit matin.
L’assaut est macabre. Surpris par leurs frères d’armes, les tirailleurs étaient fauchés par les automitrailleuses, les éléments du 6ème Régiment d’artillerie coloniale (RAC) et les pelotons de gendarmerie coloniale.
« Un massacre », selon François Hollande
Dans un entretien exclusif accordé à Radio France Internationale (RFI) publié le 25 novembre, François Hollande a reconnu que l’armée française a bien commis « un massacre » à Thiaroye, le vendredi 1er décembre 1944.
« C’est une répression sanglante parce qu’il y a un acte qui est celui d’une revendication, légitime d’ailleurs, des tirailleurs sénégalais qui demandent d’avoir le versement de leur solde. La manifestation dégénère et il y a une répression qui est sanglante », a confié M. Hollande à nos confrères.
L’ancien chef de l’Etat français qui avait assisté au 70e anniversaire à Dakar, en 2014, va un peu plus loin dans sa qualification du drame.
Il admet qu’il y a bien eu « un massacre puisque ce n’est pas simplement une répression comme on en connaît dans des manifestations qui débordent ».
« Là, il s’agit d’un massacre à la mitrailleuse. Les mots doivent être mis là où ils sont nécessaires et là où ils correspondent à une réalité, c’est à dire il y a eu un massacre à Thiaroye », explique-t-il.
Toutefois, François Hollande a tenu à faire endosser la responsabilité aux autorités militaires françaises qui assuraient le commandement à Dakar.
« Ce n’est pas un ordre qui a été donné forcément en haut lieu, mais les chefs militaires sur place, ceux qui ont donné l’ordre, ont commis l’irréparable », précise François Hollande.
Mensonges sur le nombre de morts
Le bilan officiel établi par les autorités militaires de Dakar fait état de 35 morts, 35 blessés et 34 condamnations. Dans son discours prononcé le 30 novembre 2014 au cimetière de Thiaroye, lors du 70e anniversaire du massacre, le président français François Hollande reconnaissait pour la première fois « la répression sanglante » qui avait coûté la vie à 70 tirailleurs sénégalais.
« Nous avons la certitude que le chiffre officiel de 35 morts n’est pas exact car sur les 5 dossiers retrouvés des victimes, au moins un dossier concerne un mort à l’hôpital de Dakar des suites de ses blessures qui n’est pas recensé sur la liste des 11 décédés à l’hôpital », souligne Mme Mabon.
« Le général Dagnan a écrit 24 morts et 46 décédés suite à leurs blessures, ce qui fait 70 morts », précise-t-elle. A partir de ce moment, subsiste une zone d’ombre que ni les historiens, ni les familles des victimes ne parviennent pas toujours à éclairer. L’erreur est recherchée pendant plusieurs décennies sans succès.
En effet, dans le cimetière des Tirailleurs, situé après le pont de Poste-Thiaroye au km 15 de la route de Rufisque, à hauteur du quartier Tivaouane-Lansar, 202 tombes anonymes peintes en blanc meublent le décor, au lieu de 35 ou 70, les deux chiffres officiels donnés par les autorités françaises.
« Le nombre de morts reste une zone d’ombre qu’il faut relier au doute sur le nombre d’ex-prisonniers de guerre débarqués du Circassia le 21 novembre 1944 », fait remarquer Armelle Mabon.
Où s’est passé le massacre ?
Jadis dissimulées pendant plusieurs décennies derrière un mur en ruine et des barbelés recouverts de lianes, avec en arrière-plan de nombreux arbres et arbustes, 3 à 4 dalles, solidement enfoncées dans la terre étaient utilisées pendant longtemps par des maraichers pour cultiver des légumes.
En 2004, l’historien sénégalais feu Cheikh Faty Faye, avait indiqué dans la presse locale que ces dalles pouvaient être les fosses communes dans lesquelles les victimes étaient enterrées, et avait suggéré à l’époque de les interroger. Ce qui n’a jamais été fait.
Plus tard d’autres hypothèses avaient soutenu qu’elles pouvaient être les fondations sur lesquelles étaient fixés les baraquements qui servaient de dortoirs aux tirailleurs en transit à Thiaroye.
Aujourd’hui, en allant vers l’hôpital de Thiaroye, à la descente du pont chevauchant l’autoroute, à hauteur du péage de Poste Thiaroye, le Collège d’enseignement moyen (CEM) Thiaroye 44 est bâti sur le lieu du crime, faisant disparaitre à jamais les traces de ce vestige historique.
Où sont enterrées les victimes ?
L’autre incertitude réside dans le lieu de sépulture des victimes. Depuis maintenant 80 ans, nul n’a pu déterminer le lieu exact où elles ont été enterrées. Les versions sont nombreuses.
Celles données par les autorités françaises sont énigmatiques. Il faut percer le mystère, comme dans les films de science-fiction. Plusieurs générations sont passées sans réussir à rassembler les pièces du puzzle. La France a délibérément réussi à maintenir l’intrigue.
Dans une lettre ouverte au président Macron le 14 juillet 2021 et publiée par l’historienne Armelle Mabon dans son blog, Biram Senghor, fils du tirailleur M’Bap Senghor, tué le 1er décembre 1944, interpelait les autorités françaises sur les zones d’ombre autour du vrai lieu de sépulture de leurs parents.
« L’Armée française serait-elle amnésique au point de ne pas savoir où elle a enterré les corps des victimes déchiquetées par les automitrailleuses et des blessés achevés à l’hôpital ? », a-t-il demandé.
Biram Senghor cite le président Hollande, dans son discours prononcé au cimetière de Thiaroye le 30 novembre 2014, lors du 70e anniversaire, évoquant les interrogations des historiens, des familles, de ceux qui veulent comprendre ; « d’abord, sur le nombre exact de victimes, mais aussi sur l’endroit où ils furent inhumés qui reste encore mystérieux ».
M. Senghor rappelle que « le conseiller mémoire du ministre de la Défense avait également annoncé, en septembre 2014, que les victimes n’étaient pas dans les tombes ». Où sont-elles alors enterrées ?
« La même année, le dernier commandant des forces françaises au Sénégal, le général Paulus, signale que l’endroit des fosses communes est connu et recouvert d’un dépôt d’ordures », souligne Biram Senghor dans sa lettre ouverte.
Il est évident qu’il y a une volonté manifeste de brouiller les pistes. Mais jusqu’à quand ? Aujourd’hui, debout comme un seul homme, les Africains réclament justice.
Pourquoi les Africains demandent-ils justice maintenant ?
« La mention ‘Mort pour la France’ accordée par l’Etat Français à six des Tirailleurs victimes de Thiaroye est indéniablement l’élément déclencheur qui va briser le mensonge d’Etat sur le massacre de Thairoye », affirme Karfa Diallo, président-directeur de Mémoires et Partages, une association internationale qui promeut le travail de mémoire autour des héritages de la colonisation, de la traite des noirs, de l’esclavage et du racisme.
Selon lui, « c’est un aveu parce que pour la première fois dans l’histoire militaire, la mention « Mort pour la France » est attribuée par l’État à des soldats morts suite à une exécution extrajudiciaire commise par ses propres services ».
Par conséquent, « il importe que le massacre colonial de Thiaroye soit officiellement reconnu par la France en ce 80e anniversaire d’un drame colonial encore inflammable », poursuit-il.
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