Au terme de près de deux ans de mobilisation, dont huit mois de grève, une vingtaine de femmes de chambre de l’hôtel Ibis Batignolles, à Paris, ont obtenu des revalorisations salariales et de meilleures conditions de travail. Leur lutte était devenue un symbole.
Toutes les victoires sociales sont bonnes à prendre, mais certaines se dégustent avec plus de plaisir que d’autres. Quand elles ont eu près de deux ans pour mijoter, forcément, la saveur finale n’en est que décuplée. Il en va ainsi de la lutte au long cours d’une vingtaine de femmes de chambre de l’hôtel Ibis des Batignolles (Paris, XVIIe arrondissement), qui restera dans les mémoires avant tout pour sa durée : vingt-deux mois. Vingt-deux mois au terme desquels un accord devait être signé, ce mardi matin, dans les murs de cet établissement géré par AccorInvest, filiale du groupe Accor, dont elles nettoient et préparent les chambres à la chaîne. Vingt-deux mois au terme desquels elles ont arraché les revalorisations salariales et les meilleures conditions de travail qu’elles réclamaient.
La signature était prévue à 9 heures. Autour de la table devaient siéger leurs représentantes et leur employeur, la société STN, à qui Accor sous-traite l’entretien des chambres de l’Ibis Batignolles, mais aussi la CGT-HPE (hôtels de prestige et économiques), syndicat qui les accompagne depuis le départ. Et l’inspection du Travail, acteur crucial du dossier puisqu’elle a supervisé une médiation ayant abouti à ce dénouement. Sollicité par Libération, AccorInvest a confirmé lundi qu’un accord était sur le point d’être signé.
Il aura finalement fallu attendre 10h50 pour voir les salariées exulter devant l’entrée de l’hôtel, une fois leurs représentantes et la CGT-HPE sorties de la salle où se déroulaient les derniers échanges entre les parties prenantes. Bobby Yodé, le mari de Rachel Keke, une des figures du mouvement, a lancé l’hymne des grévistes à fond les ballons : «Frotter frotter, il faut payer !» Un slogan transformé plus tard, lors d’une photo de groupe, en «Frotter frotter, ça a payé !» Elles ont dansé, chanté et enchaîné les interviews-minute devant les micros, caméras et smartphone qui bourdonnaient autour d’elles. «C’est fini !» a lancé Rachel Keke.
«En sortant de la réunion, on a sauté de joie»
Afin de ne pas menacer l’accord, la nouvelle ne devait pas être rendue publique avant la signature. Mais elle a fuité en amont, dès vendredi, sur le compte Twitter du député LFI François Ruffin, mis dans la confidence comme d’autres soutiens. A partir de là, difficile d’empêcher les réactions enthousiastes. Samedi, à l’occasion d’une nouvelle manifestation contre la réforme de l’assurance chômage à Paris, les femmes de chambre ont même pris la tête du cortège après avoir célébré leur victoire devant le théâtre de l’Odéon. «On a gagné contre Accor !» s’est exclamée au micro Tiziri Kandi, de la CGT-HPE. «La lutte paie ! Même si ça dure dix ans, ça paie toujours», a lancé à sa suite Rachel Keke. Qu’est-ce qui, après tout ce temps, a fait basculer la situation ? Parmi les salariées et leurs soutiens, certains pensent que le groupe Accor pouvait difficilement se permettre d’avoir encore cet encombrant conflit sur les bras au moment de rouvrir ses hôtels. «Ça s’est débloqué il y a à peu près une dizaine de jours, lors d’une troisième réunion de médiation avec la Direccte [direction régionale de l’économie et de l’emploi, ndlr]», explique Claude Lévy, animateur de la CGT-HPE. «Quand on est sorties de la réunion, on a sauté de joie, on a dansé», dit Rachel Keke à Libération.
Le mouvement de ces femmes de chambre, toutes africaines, a commencé en juillet 2019, dans le vacarme des casseroles et des tambours sur lesquels elles se sont mises à taper en cadence, chaque matin, devant leur hôtel. Déjà, les revendications étaient clairement posées, au premier rang desquelles la fin de la sous-traitance, autrement dit leur intégration au groupe Accor. A défaut, les femmes de chambres demandaient à STN le versement d’une prime de panier de 7,24 euros par jour travaillé et une baisse de la cadence de travail. «Aujourd’hui, on doit faire trois chambres et demie en une heure. Mais ce n’est plus possible de tenir, on a mal partout. On demande d’enlever la demi-chambre, que l’on ne fasse que trois chambres par heure», expliquait Rachel Keke quand Libération les avait rencontrées pour la première fois. Elles n’ont toujours pas obtenu l’internalisation chez Accor mais, selon un tract diffusé samedi devant l’Odéon, elles ont bel et bien gagné 7,30 euros par jour pour manger, ainsi qu’un rythme réduit à trois chambres par heure. Elles ont aussi arraché des requalifications se traduisant par des hausses de salaires jusqu’à 250 euros par mois, ainsi que la réintégration de deux personnes dont les CDD avaient été rompus durant la grève. Une pointeuse installée à l’hôtel devrait aussi permettre de prendre en compte leurs heures supplémentaires.
En 2019, prêtes à tenir «jusqu’en 2021»
En août 2019, les grévistes se disaient, selon un représentant de la CGT-HPE, prêtes à tenir «jusqu’en 2021». Ce qui relevait plutôt de la plaisanterie est donc devenu réalité. En mars 2020, la grève durait depuis huit mois quand la pandémie de Covid-19 est venue percuter toute l’activité hôtelière française. Placées en chômage partiel, les femmes de chambre de l’Ibis Batignolles ont inlassablement poursuivi leur combat. Elles ont été de tous les cortèges syndicaux, jusqu’à celui du 1er mai dernier. Elles se sont jointes, aussi, aux rassemblements organisés par des salariés de l’hôtellerie mis à la porte à la faveur de la crise sanitaire et économique. Parallèlement, leur sort se jouait devant les prud’hommes de Paris, qui les ont une première fois déboutées lorsqu’elles ont attaqué leur employeur pour travail dissimulé. En décembre dernier, leur avocat, Slim Ben Achour, est revenu à la charge en demandant que le groupe Accor soit reconnu comme leur co-employeur. Une première audience de conciliation ayant échoué en avril, une audience de jugement devait avoir lieu à la fin de cette année. En contrepartie de l’accord avec STN, ces deux actions judiciaires vont être abandonnées, selon la CGT-HPE. Mais les salariées devraient toucher une compensation financière, tenue secrète.
Par-delà sa durée, si le mouvement de ces salariées est devenu emblématique, c’est aussi par sa capacité à incarner une réalité : le capitalisme prospère en grande partie sur une redoutable division du travail, laquelle se traduit par un recours massif à la sous-traitance dans les entreprises de services. Dans ce système, les sociétés peuvent parfois s’empiler comme les couches d’un mille-feuille, de sorte que tout le monde se décharge de ses responsabilités. En son cœur, des êtres humains subissent chaque jour un terrible mariage : celui unissant des conditions salariales dégradées avec des discriminations raciales et sexuelles. «Pourquoi le groupe Accor Hotels choisit-il de sous-traiter ces métiers en priorité, alors qu’un hôtel ne peut exister sans femmes de chambre et sans gouvernantes ? C’est qu’employer des femmes qui n’ont pas le choix, sans diplômes ou avec des diplômes non reconnus en France lui permet de les exploiter en gardant le contrôle sur ces tâches dont l’importance est invisibilisée», écrivaient en mars 2020 plusieurs chercheurs et responsables politiques et syndicaux dans une tribune publiée par Libération. La victoire des femmes de chambre de l’Ibis Batignolles est une brèche dans ce système, mais une brèche seulement. Rachel Keke prévient : «Il faut faire attention. La sous-traitance est toujours là.»
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