rente-trois ans ont passé depuis la fin triomphante de l’exil de l’ancien président. Il revient aujourd’hui dans son pays après dix ans de détention à La Haye. Le contexte social et politique, mais aussi les tensions au sein de son parti, rendent ce nouveau retour plus périlleux.
Le 17 juin 2021, le monde entier assistait au retour en Côte d’Ivoire de Laurent Gbagbo, après une dizaine d’années de détention à la Cour pénale internationale (CPI) de La Haye, aux Pays-Bas. Acquitté en janvier 2019 à l’issue de sept années de procédure judiciaire, l’ancien président ivoirien avait dû se résoudre à une liberté conditionnelle en Belgique, avant d’être définitivement innocenté le 31 mars 2021.
Cet exil n’est pas le premier que connait le leader du Front populaire ivoirien. En 1982, alors bouillant professeur d’histoire-géographie au lycée classique d’Abidjan, il avait quitté précipitamment la Côte d’Ivoire pour une période d’exil en France dont il était revenu six années plus tard, le 13 septembre 1988. Au moment où l’on s’interroge sur son avenir politique, grande est la tentation d’oser un parallèle entre les deux situations d’exil qu’il a connues.
Grande popularité
Au début des années 1980, la situation économique de la Côte d’Ivoire n’est pas des plus reluisantes : c’est la fin des « vingt glorieuses » et le pays est embourbé dans la crise du cacao. L’exécutif, qui n’y est pas préparé, vit très mal les fluctuations des cours mondiaux. Le climat politique se tend et commande alors à tout opposant de la mettre en veilleuse afin de ne pas irriter « le vieux », c’est-à-dire le président. Aussi celui que le gouvernement surnomme « l’agitateur », et qui deviendra par la suite l’opposant numéro un de Félix Houphouët-Boigny, quitte son pays pour se réfugier en France, s’estimant en danger en raison de ses positions tranchées contre le pouvoir.
La France de François Mitterrand, alliée de la Côte d’Ivoire, est socialiste. Laurent Gbagbo y est donc bien accueilli. Avec l’aide de son ami Guy Labertit, ancien responsable Afrique du Parti socialiste, il peaufine son réseau à l’international, prépare de loin « la résistance » (le terme est de lui) et la vie de son organisation politique clandestine – le Front populaire ivoirien (FPI) n’est pas encore autorisé à exercer officiellement comme parti. Il rédige surtout son ouvrage pamphlet contre la gouvernance Houphouët : Côte d’Ivoire, pour une alternative démocratique, publié en 1983, aux éditions L’Harmattan.
Quelque six années plus tard, il est incité à rentrer en Côte d’Ivoire, dans un contexte d’aggravation de la crise économique et de guerre du cacao – la politique de rétention entamée par le président Houphouët dans les années 1987-1988. Cette fin de décennie présente moins de risques pour le leader de gauche. En pleine croisade contre le système international, le président Félix Houphouët-Boigny désire associer toutes les couches sociales et sociopolitiques ivoiriennes à son combat. Il montre patte blanche et tente un rapprochement avec l’opposition qui, à l’époque, n’est qu’officieuse. C’est donc dans la sérénité que Laurent Gbagbo retourne en Côte d’Ivoire le 13 septembre 1988. Il est même reçu deux semaines plus tard par le président de la République.
Ce retour d’exil de Laurent Gbagbo a été le point de départ d’un processus irréversible qui a contribué à renforcer la position du FPI sur la scène politique ivoirienne. Aidé par un affaiblissement du pouvoir du fait de la crise économique, le leader du FPI réussit à imposer sa présence et ses discours. Son parti connait alors un regain d’activité, et son leader, une plus grande popularité, notamment dans le milieu estudiantin et auprès des enseignants tant du secondaire que du supérieur. Il parvient à obtenir la validation des statuts et règlements de son parti le 30 avril 1990, premiers pas vers le multipartisme en Côte d’Ivoire.
Zones d’ombre
Les élections présidentielles d’octobre 2010 auraient dû être une chance de sortie de crise pour la Côte d’Ivoire. Pourtant, au lendemain du scrutin du second tour, les états-majors des deux concurrents revendiquent la victoire et, chose inédite, la Côte d’Ivoire se retrouve avec deux présidents autoproclamés. La crise postélectorale d’une violence extrême conduit à l’arrestation de Laurent Gbagbo le 11 avril 2011, puis, quelques mois plus tard, à son transfert à La Haye, où il est jugé durant plusieurs années pour crime contre l’humanité. Le 15 janvier 2019, la Cour pénale internationale prononce l’acquittement de tous les chefs d’accusation préalablement retenus contre Laurent Gbagbo et son ministre de la Jeunesse Charles Blé Goudé. Le premier rentre en Côte d’Ivoire, à la grande joie de ses partisans qui l’accueillent en grande pompe.
Les procédures judiciaires engagées contre l’ancien président et sa condamnation par contumace à vingt ans de prison ont un temps laissé planer le doute sur son avenir politique, la possibilité d’une incarcération en Côte d’Ivoire n’étant pas exclue. Cette hypothèse semble écartée pour le moment, même si des zones d’ombre subsistent. Certains avaient évoqué une loi d’amnistie du président Ouattara le graciant de toutes ses condamnations en Côte d’Ivoire. La rumeur veut que l’exécutif ait négocié un retour de l’ex-président contre le renoncement de ce dernier à toute activité politique.
Si on osait une comparaison avec 1988, ce nouveau retour d’exil de Laurent Gbagbo, le 17 juin 2021, est loin du retour triomphant qui l’avait conduit à s’affirmer sur la scène politique ivoirienne. Le contexte se prête mal à une activité intense de sa part. Sur quelle base pourrait-il s’appuyer ? Quelle tendance de son parti le suivrait ? Pourrait-il réunifier sa formation politique ?
Les questions qui fâchent
Ils sont nombreux à rêver d’un Laurent Gbagbo qui, relançant ses activités politiques, se mettrait à haranguer les foules en bon tribun, notamment sur la place Ficgayo, à Yopougon (fief du FPI). Ceux-là l’imaginent même reprendre les rênes de la Côte d’Ivoire, sans douter qu’il puisse être libre de ses mouvements, continuant à s’adresser à ses partisans comme il n’a cessé de le faire depuis son exil.
Pourtant, l’euphorie qui accompagne ce retour sera vite dissipée. En particulier lorsqu’il faudra aborder les questions de fond au sein de son parti. En effet, les deux tendances au FPI – light, portée par l’ex-Premier ministre Pascal Affi N’Guessan, et radicale (encore appelée GOR « Gbagbo ou rien »), portée par les caciques de l’ancien régime – apparaissent, dans une certaine mesure, irréconciliables. Difficile de dire si Laurent Gbagbo réussira à réconcilier les désormais frères ennemis. Quid aussi de Simone Ehivet Gbagbo, sa future ex-épouse, qui, aujourd’hui, malgré ses sympathies pour le camp GOR et sa popularité au sein de l’opposition, semble vouloir faire cavalier seul – ou y être contrainte ? Tôt ou tard, il faudra se résoudre à aborder les questions qui fâchent.
Bien que l’acquittement prononcée par la CPI lève le doute sur la culpabilité de Laurent Gbagbo en ce qui concerne les 3 000 morts de la crise postélectorale, une frange de la population l’accuse toujours de crime contre l’humanité, à en juger par les slogans peu amènes entendus lors de la manifestation peu avant son arrivée, et par les déclarations du Collectif des victimes de Côte d’Ivoire (CVCI).
Qu’il s’agisse d’actions sincères et spontanées ou de manipulations politiques, l’hostilité envers Laurent Gbagbo reste une donnée politique qu’il faudra prendre en compte. En effet, malgré le romanesque d’un parcours qui lui vaut l’admiration d’une partie de la jeune génération, le contexte économique, social et politique du pays, mais surtout la situation actuelle du FPI, rendent ce second retour d’exil bien plus périlleux qu’il n’y paraît.
JA
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