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< Gagnoa, c'est pour Gbagbo » : dans l'ouest de la Côte d'Ivoire, la  frustration des partisans de l'ancien président 

Former Ivory Coast president Laurent Gbagbo, gstures as he speaks near the Ivory Coast Independent Electoral Commission (CEI) offices in Angre, Abidjan, on June 8, 2023. (Photo by Issouf SANOGO / AFP)

Dans la ville natale de Laurent Gbagbo, ses « parents >> et les militants du Parti des peuples africainsCôte d’Ivoire (PPACI) considèrent son absence à la présidentielle du 25 octobre comme une injustice. Certains ont tenté de manifester et ont érigé des barrages, à quelques jours du scrutin. Reportage

ADO NATION 

Ce 10 octobre, la place Gbagbo, à Gagnoa, est calme. En ce début d’aprèsmidi, deux jeunes sont attablés dans un maquis. L’un d’entre eux pointe la clôture de la Maison d’arrêt et de correction située à quelques mètres de et ironise : << Ce sont les plus libres de la ville en ce moment. >> Tous deux éclatent de rire. Lorsqu’on demande au trentenaire ce qu’il pense de la situation politique actuelle, c’est aussi avec humour qu’il répond : << Avez- vous assez de place dans votre carnet pour noter tout ce que j’ai à dire ?» 

Puis, d’un air plus sérieux, il enchaîne. «Je ne suis pas d’accord avec le fait que Laurent Gbagbo ne soit pas sur la liste électorale. On dit qu’il n’est pas éligible. C’est n’importe quoi! s’exclametil. On nous dit que nous sommes dans un pays de droit, mais on ne peut plus s’exprimer. Ils ont fait venir plus de militaires pensant que cela allait nous effrayer. Mais demain, nous allons marcher. Gbagbo n’a pas besoin de parler, nous mènerons le combat pour lui, contre le quatrième mandat et pour qu’on laisse les Ivoiriens choisir leur président. >> 

Un discours radical, à la veille de la marche du Front commun prévue à Abidjan et interdite par les autorités. À Gagnoa, neuvième ville la plus peuplée du pays avec ses 277044 habitants, selon le recensement de 2021, quelques jeunes ont érigé ce jourdes barricades et tenté de manifester avant d’être dispersés par les forces de l’ordre

Le jeune Gbagbo, << un syndicaliste en puissance >> 

Pour comprendre l’attachement des habitants de cette ville de l’Ouest à Laurent Gbagbo, il faut se rendre au domicile de Gustave Djédjé Fagnidi. Ce doyen de la communauté bété du village de Babré, et ancien président du conseil d’administration de la Caisse générale de retraite des agents de l’État, est le père adoptif de Laurent Gbagbo. Installé à une table dans son jardin, il a à ses côtés deux amis d’enfance de l’ancien président. << Gbagbo est ici et a toujours revendiqué son appartenance à Babré. C’est qu’il a été appelé Aboki par le groupe [le nom donné aux vendeurs de café généralement d’origine nigérienne], dont il vidait les tasses de café et à qui il mangeait deux à trois pains», se souvient Étienne Grobli Yohou, notable du village. << Après la Cour pénale internationale, il est venu ici. Quand j’ai dit « Aboki« , il a souri. Cela faisait près de soixantedix ans que personne ne l’avait appelé ainsi », ajoutetil

Gustave Djédjé Fagnidi, doyen de la communauté Bété de Babré est le père adoptif de Laurent Gbagbo

Villes intermédiaires et gouvernance urbaine 

Le doyen Fagnidi prend la parole. << Il était au séminaire et après le BEPC [le diplôme national du brevet], il a dit qu’il ne voulait plus devenir prêtre. Son père et le mien, qui étaient amis, l’ont conduit à Abidjan pour qu’il poursuive ses études. Il n’y avait plus de place habitaient les ressortissants de Mama. Mon père a décidé 

de l’emmener chez moi. Ils me l’ont confié et ont dit « C’est ton fils, tu seras son tuteur. » C’était en 1962. » Il continue devant un auditoire qui l’écoute religieusement : <<À l’époque, j’étais instituteur et célibataire. Je l’ai inscrit au lycée classique d’Abidjan. J’étais syndicaliste et j’ai vu que le petit était lui aussi déjà un syndicaliste en 

puissance. Le courant est passé entre nous >>

Lorsqu’en 1969, Félix HouphouëtBoigny décide de dissoudre l’Union nationale des élèves et étudiants de Côte d’Ivoire et de créer le Mouvement des étudiants et élèves de Côte d’Ivoire, Fagnidi et Gbagbo sont en première ligne de la protestation. Ils passeront trois mois en prison. << Déjà, quand il était jeune, il avait pris le commandement du peuple [] Je me rappelle qu’un jour, des gens sont venus me voir en me disant que mon fils 

avait frappé un monsieur. Il s’en était pris à une femme et Gbagbo l’avait défendue. Il a dans le cœur l’amour de son prochain et du voisin. >> 

<< Le Gbagbo que nous connaissons n’est pas un voleur >> 

Au fil des années, même si leurs rencontres ne sont plus aussi fréquentes, la relation entre les deux hommes est restée filiale. << Laurent Gbagbo, c’est mon fils! Quand il est malade, je le suis. Quand il a un souci, moi aussi. Et ce qu’on lui fait aujourd’hui ne me plaît pas. Certains dans le village ont peutêtre peur de le dire, mais nous ne sommes pas d’accord. Ça nous fait pleurer», confietil, la voix tremblante. Un silence s’installe. Puis, Marcel Zagbayou Yohou, ami d’enfance et ancien chef de cabinet adjoint de Laurent Gbagbo renchérit : « La frustration est lourde. Au moment les gens ne voulaient pas du président actuel, c’est notre frère qui a dit : « C’est l’un des 

nôtres, laissezle rentrer. » À deux reprises, il s’est battu pour lui [] Aujourd’hui, maintenant qu’ils ont tout en main, même s’il est candidat, il ne gagnera pas. Alors pourquoi ne pas le laisser concourir ?>> 

 Radié des listes électorales, Laurent Gbagbo se battra pour sa << dignité >> 

Pendant plusieurs minutes, ils reviennent sur la condamnation de l’ancien président par la justice ivoirienne dans le cadre de l’affaire dire du «< casse » de la 

Banque centrale des États d’Afrique de l’Ouest (BCEAO), bien qu’il ait été acquitté par la Cour pénale internationale, laquelle le jugeait pour des crimes contre l’humanité commis pendant la crise postélectorale de 2010-2011. << Un tribunal ordinaire ne peut pas juger un ancien chef de l’État. De plus, cela a été fait en son absence», explique l’un d’entre eux. << Comment comprendre que les autres personnes qui étaient jugées 

dans cette affaire aient été amnistiées mais que Gbagbo, lui, a été gracié?» rebondit un autre. << La BCEAO n’a pas porté plainte. On sait tous que cet argent a servi à payer les fonctionnaires. Le Gbagbo que nous connaissons n’est pas un voleur. C’est humiliant», concluentils

Déjà en juin 2023, inéligible avant les élections locales

Laurent Gbagbo avait « réfuté [la décision] avec vigueur »>. <<Je suis debout et, tant qu’il faut se battre pour la dignité, je me battrai toujours, avaitil martelé. Je ne peux pas partir demain et laisser mes enfants avec un nom qui porte une souillure. » Depuis, son parti a multiplié les appels au dialogue politique et les actions pour que leur champion puisse être candidat à la présidentielle du 25 octobre. Depuis la publication de la liste définitive des candidats par le Conseil constitutionnel en septembre, lui et d’autres figures de 

l’opposition ne s’avouent pas vaincues et tentent encore de revenir dans le jeu. Une stratégie jusqu’auboutiste qui, pour le moment, ne semble pas payante

Le retour du RHDP 

Non loin du domicile du doyen Fagnidi, toujours à Babréle siège aux couleurs bleu et blanc du Parti des peuples africainsCôte d’Ivoire (PPACI) est calme. Sur le portail, un portrait de Laurent Gbagbo, tout sourire, est affiché. Dans un des bureaux, Gédéon Kodja Depri, un des responsables locaux du parti brosse un portrait de sa ville. <<< Gagnoa est la ville des sansvoix, alors que le Bété est réputé pour son francparler. Ici, il n’y a pas de développement, nous avons l’impression d’avoir été oubliés. Estce une vengeance?» s’interrogetil

Plusieurs axes pour rallier cette ville de la boucle du cacao sont impraticables. Certains pointent l’absence d’usines et le chômage des jeunes. D’autres regrettent que la ville d’où sont originaires de nombreuses légendes du football ivoirien n’ait pas été associée à la Coupe d’Afrique des 

nations. <<Nous sommes mécontents. Mais nous sommes des militants disciplinés et restons à l’écoute de la direction du parti. Il n’est jamais trop tard pour la paix

Même à la veille de l’élection, des décisions peuvent être prises», estime Gédéon Kodja Depri

 En Côte d’Ivoire, le PPACI de Gbagbo rate son retour électoral 

À Gagnoa, le PPACI est bien implanté depuis sa création

En février, Nadiany Bamba Gbagbo, dite Nady, épouse de l’ancien président, y avait ellemême procédé à 

l’installation du bureau du mouvement Les messagères de Gbagbo. Mais comme dans d’autres régions de l’Ouest, ce fief de Gbagbo a lui aussi basculé aux mains du Rassemblement des houphouëtistes pour la démocratie et la paix (RHDP) et les équilibres politiques ont évolué. Depuis 2013, c’est Yssouf Diabaté qui en est le maire. Lors des dernières locales, le PPACI n’a réussi à remporter qu’une commune sur les cinq de la région du Gôh. Pierre DacouryTabley, issu d’une famille historique de la scène politique, conserve donc sa ville, Ouragahio. C’est l’une des deux communes, sur deux cent une à l’échelle nationale, que gère le parti. Aux régionales, le candidat du parti au pouvoir, Joachim Djédjé Bagnon, a remporté le scrutin avec 40,79 % des voix face au président exécutif du PPACI, Sébastien Dano Djédjé, qui avait récolté 38,7% des suffrages

Gagnoa estelle encore un fief politique de Gbagbo? << Oui, mais c’est à nuancer, estime un cadre local du PPA- CI. Aujourd’hui, ce sont les postes électifs qui servent de baromètre, et de ce point de vue, Gagnoa n’est plus du côté de Gbagbo. Cela s’explique par une absence prolongée, d’au moins dix ans, du FPI [Front populaire 

ivoirien] sur le terrain. Ensuite, il y a ce sentiment qu’il ne sert à rien d’aller à des élections car les dés sont pipés

Lors des dernières municipales, par exemple, nous avons fait remonter de nombreux cas de fraudes. Mais dans le cœur, il n’y a rien à faire, Gagnoa c’est pour Gbagbo. »  

Taux d’abstention élevé 

Le 11 octobre à Daloa, lors du premier meeting de campagne d’Alassane Ouattara, le président de la région du HautSassandra, Mamadou Touré, a réaffirmé que 

l’Ouest n’est plus un bastion de l’opposition. « C’est une leçon pour tous les tribalistes qui ne croient pas en l’action politique, à la transformation, au changement par l’action politique. La dynamique politique a évolué. Ici, c’est votre bastion. Ce sont les autres qui se cherchent [] À travers le HautSassandra, c’est tout le Grand Ouest qui est devenu votre gros bastion après le Nord», avaitil déclaré

Mais l’Ouest en général les stigmates de la crise post- électorale de 2010-2011 persistent par endroits et la réconciliation est un sujet essentiel reste la partie du pays le PPACI compte le plus de députés. Lors des législatives de 2021, les fidèles de l’ancien président y avaient obtenu sept sièges. Cette partie du pays, le taux d’abstention est élevé, fait l’objet de l’attention de tous les candidats à la présidentielle

A lire a L’ouest de la Côte d’Ivoire feratil basculer la présidentielle

En 2020, Gagnoa a été l’une des villes des violences ont éclaté pendant les élections. Depuis, de nombreuses initiatives ont été mises en place afin de tenter d’apaiser le climat avant le 25 octobre. << En 2020, nous avons connu des événements malheureux à Gagnoa lors de la présidentielle et nous ne souhaitons plus que ces moments tristes et douloureux se répètent », a insisté le préfet, Boa Kouassi Jean, lors d’une rencontre avec des chefs coutumiers et des leaders, le 8 octobre. « Il faut éviter de manipuler ou de se faire manipuler, d’interdire l’accès de certains espaces aux candidats et aux collaborateurs de candidats, et enfin, d’exercer des actes de violence sur tous ceux avec qui l’on est en désaccord politique », atil ajouté. Le 14 octobre, l’ancienne première dame Simone Ehivet Gbagbo y a d’ailleurs tenu 

un meeting

Plusieurs communautés cohabitent dans la villeconsidérée comme une terre d’hospitalité. Pour Étienne Grobli Yohou, Gagnoa compte 14 cantons, 39 tribus, 163 villages et 2500 campements. « Les autochtones ne sont pas dans les campements. Ce sont les allochtones et les étrangers. Quand quelqu’un vient nous conseiller d’éviter les violences, nousmêmes disons: « On n’est pas prêts pour ça. » Le FPI d’alors et le PPACI actuel sont membres 

de l’internationale socialiste. Ses membres ne recourent pas aux armes pour accéder au pouvoir »>, insistetil

En attendant le scrutin, sur la colline à Dioulabougou où vivent de nombreux non autochtones, la vie suit son cours. Le marché bouillonne. Près d’une pharmacie, un gbaka avec un portrait du maire dessiné est garé. Des jeunes discutent en buvant du thé. Le soir, certains se rendront dans les maquis de la place Gbagbo pour passer 

un bon moment. Loin des débats partisans

JA

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