18 mai 2024
Paris - France
POLITIQUE

«Décès d’Hamed Bakayoko : la Côte d’Ivoire face à la disparition d’« Hambak »»

Exclusif : les derniers jours d’Hamed Bakayoko, par Marwane Ben Yahmed

 

 Hospitalisé en Allemagne, le Premier

ministre ivoirien est décédé le 10
mars. Le directeur de la publication de
Jeune Afrique, qui était à titre
personnel proche d’Hamed Bakayoko,

raconte ses dernières semaines et lui
rend hommage. Autant être franc, écrire ce texte est un véritable
crève-cœur, une torture. L’auteur de ces lignes
doit à la vérité de préciser que Hamed Bakayoko
est un ami depuis vingt ans, presque un frère. Ce
qui nous a évidemment amenés à séparer avec
soin les volets professionnels et personnels.
Notre amitié ne devait influer ni sur le journaliste
ou le patron de média que je suis, ni sur le
dirigeant politique qu’il était. Ce pacte, nous
l’avons tous deux scrupuleusement respecté,
malgré quelques anicroches ou la nécessité de
franches discussions.
Nous avons passé les dernières fêtes de fin
d’année ensemble et en famille. Nous
connaissions la vie l’un de l’autre dans ses
moindres recoins, nous qui passions des heures
– parfois des nuits entières – à disserter sur la
vie, l’amour, la politique, l’humanité, la famille,
nos bonheurs et nos fêlures. Évoquer cette
relation rare, alors qu’il n’est plus là, me fait
monter les larmes aux yeux, mais il faut faire

avec, enfouir la douleur et la détresse, ne serait-
ce que pour lui rendre hommage. Ce ne sera

sans doute pas très objectif, mais sincère et
transparent, assurément.

À LIRE La dernière interview d’Hamed Bakayoko
à Jeune Afrique
Rien ne laissait présager une telle dégradation
de son état de santé, et encore moins cette issue
fatale, ce cancer fulgurant qui a emporté l’enfant
d’Adjamé à tout juste 56 ans. Lors de ces
vacances et de ce Nouvel an passé chez lui, à
Assinie, Hamed n’a jamais rien laissé
transparaître. Plus fatigué qu’à l’accoutumée,
certes. Mais cela semblait normal, après une
année aussi intense et pénible, endeuillée par la
disparition d’Amadou Gon Coulibaly, marquée
par une présidentielle particulièrement tendue,
au cours de laquelle il joua un rôle central, lui qui
était devenu Premier ministre et numéro deux du
système Ouattara. Une année où il a été sur tous
les fronts, sur scène comme en coulisses,
disponible sept jours sur sept et vingt-quatre
heures sur vingt-quatre.
Derniers moments de répit
Hamed, touché par le Covid-19 à deux reprises
ainsi que par une crise de paludisme, n’était
donc pas au mieux de sa forme. Mais
d’excellente humeur, heureux d’être enfin au
calme parmi les siens, avec son épouse Yolande,
ses quatre enfants et une ribambelle de cousins.
Et nous, ma femme et mes trois garnements qui

découvraient la Côte d’Ivoire. Petit comité
propice au farniente, aux échanges, la musique –
sa grande passion – toujours en fond sonore. Il
plongeait dans l’océan chaque matin, se délectait
de poissons grillés qu’il dévorait à sa manière,
engloutissant de larges portions avant d’en
recracher les plus grosses arrêtes. S’amusait de
quelques boutades lancées à ses enfants ou à
celle qu’il appelait son « âme sœur », Yolande,
rencontrée vingt-sept ans plus tôt à l’aéroport de
Roissy. Ce seront ses derniers moments de
bonheur, de plaisir et de répit.
Tout s’est précipité courant janvier.
Au début du mois, il est venu passer quelques
jours chez lui, à Neuilly, avec Yolande. Ultime
break avant le marathon électoral, pour se
couper des contingences abidjanaises, du
portable qui sonne sans cesse. Il en profite pour
passer des examens à l’Hôpital américain car,
dit-il, il peine à comprendre pourquoi les coups
de fatigue qui s’abattent sur lui ne passent pas.
Pis, ils se multiplient. Retour à Abidjan, le devoir
l’appelle. Puis, de nouveau Paris, à la fin janvier
pour d’énièmes rendez-vous médicaux. Seul,
avec Nestor, son fidèle majordome qui veille sur
lui comme sur la prunelle de ses yeux en tous
lieux, y compris lors de ses déplacements. Et
Idriss Karamoko, l’un de ses plus proches amis.

Il souffre d’anémie, se nourrit peu, lui d’ordinaire
si bon vivant. Et toujours ces satanés « coups de
barre ».
Hypothèses et rumeurs
Je lui rends visite le vendredi 29 janvier, à son
domicile, en milieu d’après-midi. Il a fait une
exception pour moi, souhaitant se préserver au
maximum et se reposer. Immédiatement, je vois
que cela ne va pas : il a les traits tirés et est très
amaigri. Six ou sept kilos, sans doute, envolés
depuis Assinie. Jamais je n’avais vu ce colosse
toujours en action si fragile. « Je n’ai plus de jus,
me dit-il. Je n’arrive plus à me concentrer, je n’ai
jamais été comme cela. »
J’échafaude des hypothèses : burn-out,
séquelles du Covid, virus ou parasite tropical…
Tout y passe. « Ce qui est étrange, c’est que
Nestor est tombé malade au même moment que
moi, on a pensé à une crise de palu. Il a perdu
plus de dix kilos », précise-t-il. Les deux
consomment les mêmes aliments.
Aurait-il pu être empoisonné ? La rumeur court à
Abidjan, mais il n’y croit guère. Nous nous
quittons, car je sens qu’il a besoin de faire une
sieste. Au moment de partir, il tient à me rassurer
: « Ne t’inquiète pas, cela va passer, j’ai juste
besoin de repos. On se voit à Abidjan… »

Dans l’après-midi du 18 février, « Hambak »
quitte la capitale économique ivoirienne, qu’il
avait retrouvée durant une quinzaine de jours,
pour Paris, une nouvelle fois, à bord d’un
Grumman 5 de la flotte présidentielle. Son état a
empiré. Le chef de l’État, Alassane Ouattara, voit
bien que son Premier ministre n’en peut plus.
Sa dernière sortie officielle remonte au 10 février,
lors d’une rencontre du Rassemblement des
houphouëtistes pour la démocratie et la paix
(RHDP) à Abobo, dont il est maire. Il n’aura
même pas l’énergie de participer, six jours plus
tard, à la cérémonie de présentation officielle des
candidats du parti. Le président le met au repos
forcé et lui demande de retourner à Paris pour
prendre le temps de se soigner. L’heure n’est pas
à la panique, il ne nomme donc officiellement
aucun intérimaire. Patrick Achi, le secrétaire
général de la présidence, et Fidèle Sarassoro, le
directeur de cabinet de Ouattara, se répartissent
les dossiers liés à la primature.
Black-out total
Le 19 février, Jeune Afrique met en ligne à midi
un article sur les raisons de son départ en
France. Hamed n’apprécie guère autant de
précision et m’appelle pour se plaindre, deux
heures à peine après sa publication. Quand je

décroche, je ne reconnais pas sa voix, éraillée et
faible, comme s’il avait pris vingt ans d’un seul
coup. « Pourquoi tu fais ça ? me dit-il. Les gens

n’ont pas besoin de savoir tout cela. Protège-
moi. » Je lui réponds, mal à l’aise, qu’il est

Premier ministre, que tout le monde s’interroge
sur son absence, que J.A. fait son travail et que,
par ailleurs, les rumeurs les plus folles circulent à
son sujet.
J’AI BESOIN DE COUPER,
DE NE PLUS RÉPONDRE AU
TÉLÉPHONE, DE ME
CONCENTRER SUR MA
SANTÉ
Nous avons souvent eu ce débat, en tête à tête,
sur la transparence dont devraient faire preuves
les responsables politiques… La conversation
dure à peine deux minutes, je sens qu’il est
épuisé, qu’il n’a plus la force d’argumenter.
J’abrège en raccrochant. Deux jours plus tard,
nous nous reparlons, toujours au téléphone. Il
semble aller mieux, sa voix en tout cas est
meilleure. Je lui fais part de mon inquiétude, je
peine à comprendre qu’après tant d’examens, de

prises de sang, de scanners, ses médecins ne
trouvent pas l’origine du mal qui le ronge. Je ne
sais pas alors qu’il souffre d’un cancer…
Sa réponse me laisse pantois : « Tout ce que je
te demande, me dit-il, c’est que tes pensées
m’accompagnent. Sois à mes côtés par l’esprit,
pense à moi, je m’occupe du reste. J’ai besoin de
couper, de ne plus répondre au téléphone, de me
concentrer sur ma santé. Je sais que tu es là,
c’est l’essentiel. »
Depuis ce dernier échange, l’inquiétude ne cesse
de monter. En dehors d’un cercle très restreint
d’initiés, au premier rang desquels son épouse,
le couple présidentiel et Emmanuel Macron, plus
aucune information sur son état de santé ne
filtre. « Il va mieux », disent certains. « C’est très
grave et son pronostic vital est engagé »,
affirment d’autres. À quel saint se vouer, alors
que le black-out est total ? Depuis combien de
temps Hamed lui-même sait-il de quelle
pathologie il est réellement atteint ? Pense-t-il
qu’il peut en guérir ?
La sentence, pour moi, tombe début mars :
« Hambak » est hospitalisé à l’Hôpital américain
de Neuilly-sur-Seine. Cancer du foie métastasé,
en phase terminale. Seule option, une
transplantation en urgence. Le meilleur
établissement pour cela est l’hôpital du Kremlin-

Bicêtre. Mais il est trop tard, jugent les experts à
son chevet. Il n’est plus opérable. Yolande, son «
âme sœur », ne peut se résoudre à baisser les
bras. Il faut tout tenter, même l’impossible, même
s’il n’y a qu’une chance sur un million, pour le
sauver. Elle décide, seule, qu’il sera opéré
ailleurs. Apparaît alors l’option turque.
Un séisme
Un avion est dépêché à Paris dans la soirée sur
instruction du président Recep Tayyip Erdoğan. Il
doit récupérer Hamed Bakayoko et les quelques
personnes qui l’accompagnent pour qu’il soit
opéré en Turquie. L’espoir renaît, mais c’est
désormais une question d’heures, le pronostic
vital est engagé : au-delà de vingt-quatre, voire
de quarante-huit heures, si la transplantation
n’est pas effectuée, ce sera la fin.
IL AURA LUTTÉ JUSQU’À
SON DERNIER SOUFFLE
MAIS LE COMBAT ÉTAIT
PERDU D’AVANCE
Alors que le transfert était attendu dans la nuit
même, le 5 mars à midi, Hamed Bakayoko n’a
toujours pas quitté Paris. Les médecins
stambouliotes confirment le diagnostic de leurs

confrères français : le patient n’est plus opérable,
encore moins transportable. Il faut se résigner…
Mais le 6 mars, dans la matinée, nouveau coup
de théâtre : il est transféré vers l’Allemagne pour
y suivre un traitement expérimental. Il aura lutté
jusqu’à son dernier souffle, mais le combat était
perdu d’avance. Un cancer du foie diagnostiqué
tardivement ne pardonne jamais.
Un séisme pour sa famille et ses proches, bien
sûr, mais aussi pour un Alassane Ouattara
effondré, lui qui a vu ses deux « fils spirituels »,
derniers Premiers ministres et successeurs
désignés décéder en moins de huit mois. Pour la
Côte d’Ivoire également, car Hamed Bakayoko
était un homme rare, surtout en politique. Un
homme bon, sans complexe ni limite.
D’une ouverture d’esprit fascinante, une
« éponge » sans cesse en quête de progrès
personnels, soucieux d’apprendre chaque jour.
Qui lisait en chacun d’entre nous comme dans un
livre ouvert. Se fichait des obédiences, des
ethnies ou des catégories sociales. Capable de
discuter le plus simplement du monde et en toute
franchise avec le roi du Maroc, Mohammed VI,
comme avec un vendeur d’arachide dans la rue.
Aussi à l’aise dans un palace parisien que dans
un maquis de Yamoussoukro. Un self-made man

d’extraction modeste, lui, le fils d’Anliou et de
Mayama, qui avait gravi seul tous les échelons.
IL SUFFIT D’UN SOUFFLE,
COMME UNE MALADIE, UN
ACCIDENT OU UN DRAME,
ET TOUT EST FINI !
Syndicaliste étudiant, fondateur du journal Le
Patriote, patron de Nostalgie, la première station
de radio privée du pays, puis ministre. Des
Nouvelles technologies après les accords de
Marcoussis, de l’Intérieur en 2011, puis de la
Défense après les mutineries de 2017 et Premier
ministre à compter de la mi-2020. L’enfant
d’Adjamé apparaissait même comme le grand
favori pour la succession d’Alassane Ouattara,
en 2025. Qui l’aurait cru, il y a seulement dix
ans ? Le destin, ô combien cruel, en a décidé
autrement.
En écrivant ces lignes, un souvenir de nos
derniers moments partagés, sur la terrasse de sa
villa d’Assinie, remonte. Nous n’étions que tous
les deux, après le déjeuner. « Tu sais, m’a-t-il dit
en buvant sa tisane, nous devons vraiment
profiter de chaque instant, comme si c’était le
dernier. Se consacrer à l’essentiel. Nous avons

tous deux beaucoup de chance, tout pour être
heureux, mais on ne le mesure pas

suffisamment. On perd du temps en futilités, soi-
disant obligations, chamailleries, jalousies, on

accorde de l’importance à des choses qui n’en
ont pas. Pourtant, il suffit d’un souffle, comme
une maladie, un accident ou un drame, et  et tout
est fini ! ». Deux mois seulement auront suffi à lui
donner raison.
Je comprends aujourd’hui qu’il savait, à cette
époque, qu’un cancer le rongeait depuis
quelques mois. Il l’a gardé pour lui, par pudeur,
pour n’inquiéter personne. Sans doute pensait-il
qu’il le vaincrait. Pour une fois, hélas, il a trouvé
plus fort que lui…
JA

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