Depuis plusieurs mois, la justice française enquête sur un système de « corruption d’agents publics étrangers » et de « blanchiment » présumés impliquant des personnalités au plus haut sommet de l’État ivoirien. Un dossier sensible et jusque–là resté secret dans lequel apparaissent le magnat du BTP Hassan Dakhlallah et plusieurs ministres d’Alassane Ouattara.
PALAIS DE JUSTICE
C’est une enquête qui préoccupe le cœur du pouvoir ivoirien et l’un des hommes les plus riches du pays. Elle est menée par un juge d’instruction du tribunal judiciaire de Nanterre (banlieue parisienne) et vise une poignée de membres du premier cercle du chef de l’État, Alassane Ouattara. Les investigations tournent autour du magnat ivoiro–libanais Hassan Dakhlallah, PDG du groupe Porteo BTP et se concentrent sur d’importants mouvements financiers en espèces.
L’enquête menée depuis plusieurs mois dans la plus grande confidentialité a été initialement ouverte pour « blanchiment » et est désormais élargie au chef de « corruption d’agents publics étrangers« . Elle a d’ores et déjà donné lieu à des perquisitions et à des interpellations, dont certaines ont abouti à des placements en détention provisoire. Ce qui suscite l’ire d’une partie du camp Ouattara, qui goûte peu les méthodes de la justice française et n’exclut pas de s’en ouvrir au plus haut niveau du pouvoir à Paris.
La pression est montée d’un cran au cœur de l’été. Hassan Dakhlallah a ses habitudes dans les beaux quartiers de la capitale française, où il dispose de trois sociétés pour faciliter ses investissements dans l’immobilier de prestige et l’hôtellerie. L’homme d’affaires l’ignore, mais son nom parsème la procédure pour des soupçons de liens corruptifs entretenus en France avec des officiels ivoiriens.
Les enquêteurs ont mené leurs premières perquisitions début juillet dans deux appartements parisiens du patron du groupe Porteo. Hassan Dakhlallah se trouvait alors en Côte d’Ivoire, mais une partie de sa famille occupait l’un des biens. Dans l’autre, les policiers français sont tombés sur un fils d’Amédé Koffi Kouakou, ministre ivoirien de l’équipement et de l’entretien routier. De par sa fonction, il supervise l’attribution de plusieurs grands marchés publics en Côte d’Ivoire où Hassan Dakhlallah a obtenu d’importants chantiers ces dernières années.
Voitures de luxe
Dans ses fastueux appartements, les policiers ont découvert de l’argent liquide et saisi des voitures de
luxe. L’une d’entre elles avait été « sonorisée » et son
chauffeur personnel en France, Nabil el–Bourji D., a fini par être interpellé le 1er juillet à son domicile. De nationalité espagnole, cet autoentrepreneur né au Liban il y a cinquante–neuf ans est suspecté d’avoir remis d’importantes sommes d’argent en liquide à des personnalités politiques ivoiriennes à Paris liées à Hassan Dakhlallah.
Il a été placé sous mandat de dépôt et a passé près de six mois à la prison parisienne de la Santé, d’où il vient d’être libéré. Il n’est pas le seul membre de l’entourage d’Hassan Dakhlallah à intéresser les enquêteurs. Ceux- ci travaillent également sur les conditions d’achat d’un appartement à Paris par un cadre de la filiale de Porteo au Bénin et sur les modalités de règlement de travaux. L’artisan français qui les a effectués a été entendu fin 2024. Dans le même immeuble parisien se trouve le pied–à–terre du ministre des finances béninois, Romuald Wadagni. Porteo, qui a établi une filiale à Cotonou en 2018, y a décroché d’importants marchés de gré à gré. La justice française cherche aussi à comprendre la relation d’Hassan Dakhlallah avec d’autres proches du président béninois, Patrice Talon.
Le coup de filet du mois de juillet a été suivi d’une seconde série de perquisitions qui s’est déroulée à la mi–novembre. La police française a procédé à deux autres interpellations les 18 et 19 du même mois. Au total, elle a mené une succession d’auditions qui ont conduit au placement sous écrou d’au moins deux suspects.
« Hawala » pour VIP
En filigrane, s’esquissent aussi les contours d’un vaste
réseau de transfert de fonds en espèces entre Abidjan et la capitale française, de type « hawala« , particulièrement prisé par une partie de l’élite politico- économique.
Au cœur de ce système informel émerge un certain Mohammed C. Cet Ivoirien établi à Paris est suspecté d’être l’un des piliers de cet hawala pour VIP d’Afrique de l’Ouest. Outre la nature de ses liens avec Hassan
Dakhlallah, il est également soupçonné d’être actif dans l’importation en Côte d’Ivoire de voitures volées en Europe et destinées à être remises à des figures de l’élite d’Abidjan. Une organisation suivie de près par Interpol qui a mené début décembre avec la police ivoirienne des saisies de véhicules. Si « Momo« , comme il est surnommé, a pu échapper aux limiers parisiens désireux de l’interroger courant juillet, il a fini par être arrêté par les autorités ivoiriennes et est depuis placé en résidence surveillée à Abidjan.
Parmi les autres membres identifiés de ce réseau de transfert de cash figure Mory C. Intime de « Momo« , il est considéré comme l’un des bras droits à Paris de
l’ancien président de l’Assemblée nationale Guillaume Soro en exil. Mory C. a fui Abidjan à la veille du retour avorté de son « patron » en décembre 2019 (AI du 08/01/20), craignant d’être arrêté dans le cadre des opérations visant plusieurs proches de l’ex–chef rebelle en Côte d’ivoire. Depuis, il fait l’objet d’une attention
toute particulière de la part des autorités ivoiriennes, qui scrutent depuis plusieurs années les circuits financiers utilisés par Guillaume Soro durant son exil. Dans le cadre de l’enquête française en cours, Mory C. a été interpellé mi–novembre et placé en détention provisoire en France, sans que les enquêteurs établissent pour l’heure de liens directs entre lui et le PDG de Porteo BTP.
De son côté, Hassan Dakhlallah, qui prend le plus grand soin à éviter tout déplacement à Paris depuis le mois de juillet, se défend de tout rôle dans ce réseau financier informel. Les enquêteurs se penchent aussi sur des mouvements de fonds impliquant le puissant homme d’affaires qui a notamment recours à la Banque
Atlantique de Côte d’Ivoire (BACI). Cette filiale de la Banque centrale populaire (BCP) du Maroc, où il lui arrive de séjourner, travaille régulièrement avec le groupe Porteo.
Décoré en grande pompe
La découverte progressive de cette nébuleuse, au sein de laquelle se côtoient des réseaux gravitant autour du magnat du BTP ivoirien, de personnalités du pouvoir politico–économique à Abidjan et des proches de Guillaume Soro, suscite une gêne palpable à Abidjan.
D’autant que les noms de plusieurs ministres ivoiriens apparaissent directement dans le dossier. À commencer par celui de la défense, Tene Birahima Ouattara. Très lié à Hassan Dakhlallah, dont il a utilisé à plusieurs reprises le jet privé, le frère cadet du président se retrouve sur les radars des enquêteurs. Ces derniers s’intéressent de près à la nature de la relation entre l’officiel ivoirien, coutumier des séjours à Paris, et le patron de Porteo.
Également cité dans l’affaire, le ministre des travaux
publics, Amédé Koffi Kouakou – dont le fils a été retrouvé par les enquêteurs français dans l’un des appartements du patron de Porteo –, est particulièrement inquiet et a dernièrement préféré reporter ses voyages envisagés dans la capitale française.. Contacté, il n’a pas donné suite aux sollicitations d’Africa Intelligence, tout comme Téné Birahima Ouattara. D’autres ministres pourraient être
éclaboussés par l’affaire, et plusieurs d’entre eux, contactés, assurent n’avoir rien à se reprocher et minimisent la nature de leurs relations avec Hassan Dakhlallah.
Quelques semaines après les premières perquisitions
de ses biens à Paris, le tycoon du BTP a été décoré en grande pompe de la reconnaissance du mérite national par le directeur de cabinet du chef de l’État en personne, Fidèle Sarassoro, en présence de plusieurs membres du gouvernement.
Contre–attaque judiciaire
Pour assurer sa défense en France, Hassan Dakhlallah s’est attaché les services de l’avocat David–Olivier
Kaminski. Contacté par Africa Intelligence, ce dernier tient à souligner que les perquisitions dans les appartements de son client n’ont pas permis de révéler, selon lui, d’éléments défavorables. Faute de mise en examen dans ce dossier, le pénaliste parisien dit
ignorer pour l’instant la teneur de l’enquête et les charges qui pèsent sur Hassan Dakhlallah. Il a entrepris des démarches, toujours en cours, pour tenter de récupérer les véhicules saisis en juillet.
De son côté, le parquet du tribunal judiciaire de Nanterre se refuse à tout commentaire sur cette
procédure en cours. L’instruction est menée par le magistrat Nicolas Baietto, qui s’est illustré dans plusieurs grands dossiers politico–financiers français, des affaires Karachi à Bygmalion, en passant par l’escroquerie à la taxe carbone. Ce qui renforce l’inquiétude dans le premier cercle du pouvoir ivoirien.
Depuis plusieurs semaines, Hassan Dakhlallah exprime le souhait d’être entendu en Côte d’Ivoire et assure
vouloir s’expliquer devant le juge d’instruction. En parallèle, et avec le soutien discret de certains hauts responsables ivoiriens, dont Téné Birahima Ouattara, le patron de Porteo tâche de préparer une contre–attaque judiciaire.
Il affirme avoir fait l’objet d’une tentative d’extorsion de fonds de la part d’une nébuleuse d’affairistes libanais actifs entre Paris et Beyrouth. Le magnat se serait ainsi vu proposer, via une poignée d’intermédiaires, l’extinction de l’affaire contre le versement de 1 million d’euros, ce qu’il a refusé. Mi- octobre, un dossier judiciaire a été constitué en Côte d’Ivoire pour dénoncer ce présumé réseau d’extorsion libanais. Le témoignage d’un repenti ayant officié dans cette bande, un certain Ali K., a été consigné sur procès- verbal à Abidjan.
Ce qui n’a aucune incidence sur les investigations françaises en cours. C’est la première enquête d’envergure pour corruption présumée qui touche le cœur du pouvoir ivoirien depuis l’élection d’Alassane Ouattara en 2011. Sauf changement de programme, le juge d’instruction est attendu à Abidjan au mois de février pour auditionner plusieurs acteurs de ce dossier, à commencer par Hassan Dakhlallah et Mohammed C. Une étape aussi attendue que redoutée.
Jean Moliere / Source AI
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