28 mars 2024
Paris - France
ECONOMIE

AFFAIRE D’ÉTAT [EXCLUSIF] Le Ministre, le Chinois, les colonels, le Libanais et les milliards du bois

L’argent du bois. Les intermédiaires. Le cahier des commissions. Les colonels. Le Ministre. Ce n’est pas un polar, ni une future production cinématographique dont les ivoiriens raffolent. L’argent du bois fait l’objet d’un détournement massif depuis plusieurs années en Côte d’Ivoire. Le système instauré, bien rodé, avec la complicité de responsables politiques et sécuritaires a fait perdre à l’Etat Ivoirien plusieurs dizaines de milliards de FCFA. Qui sont-ils? Comment procèdent-ils? Comment le nom d’un ministre de la République s’est-il retrouvé sur des documents des commissionnaires? Nous révélons en exclusivité, ce qui pourrait désormais s’appeler le Woodgate !

Poumon économique de l’espace UEMOA, (Union Économique et Monétaire Ouest-africaine), premier producteur mondial de cacao, le pays tente de se relever après plus d’une décennie de crise politico-militaire. Le « Woogate« , nom de ce scandale financier de près de 50 milliards de FCFA, lève un coin de voile sur de vieilles habitudes de détournements de deniers publics en Côte d’Ivoire.

Nous sommes le 6 Février 2013, le Ministre Ivoirien des Eaux et Forêts d’alors, Mathieu Babaud Darret ( récemment nommé Ministre Gouverneur du District Autonome des Savanes) signe alors un arrêté « interdisant l’exploitation de bois d’œuvre et d’ébénisterie au-dessus du 8ème parallèle (ligne imaginaire qui part de la ville de Touba à la ville de Bondoukou en passant par la ville de Séguéla). Tout contrevenant à cette disposition s’expose à des poursuites judiciaires sans préjudice du retrait de l’agrément », souligne l’arrêté dont nous avons copie. Une décision forte qui contraste avec la réalité. Au début des années 1960, le pays recelait approximativement 16 millions d’hectares de forêts. Aujourd’hui, il ne lui en reste que trois millions d’hectares, ce qui en fait l’un des pires exemples de déforestation à l’échelle mondiale. Les responsables ? Les exploitants illégaux avec un marché informel instauré avec la complicité de plusieurs responsables au sommet de l’Etat.  Dans un rapport de 2013, l’Agence de développement allemande GIZ estimait la valeur du secteur de l’exploitation forestière formel à 108 milliards de francs CFA (approximativement 176 millions USD), alors que pendant ce temps, la valeur du secteur de l’exploitation forestière informelle – qui couvre la quasi-totalité du marché intérieur – est estimée à 82 milliards de francs CFA (125 millions €). De quoi aiguiser les appétits.

L’intermédiaire dont le carnet a parlé! 

Patron de la Nouvelle Société d’exploitation Forestière de l’Indenie (NSEFI), Ibrahim Lakiss est un personnage immensément riche et sulfureux. Arrêté depuis dimanche à son domicile d’Abidjan alors qu’il se croyait intouchable, il opérait en Côte d’Ivoire depuis plusieurs années dans plusieurs domaines. Cet homme est au cœur de la vente illégale du bois au-dessus du 8 ème parallèle malgré l’interdiction formelle. Mais ce Libanais n’a pourtant jamais été inquiété. Surnommé « IB le milliardaire », par ses amis depuis plus d’une décennie, Ibrahim Lakiss n’hésite à laisser parfois 500.000 francs CFA en guise de pourboire dans certaines boîtes de nuit et restaurants de la capitale Ivoirienne, et dit à qui veut l’entendre qu’il est « protégé par la République ». L’homme tutoie les ministres et autorités à divers niveaux dans le pays. Il a été arrêté grâce à un carnet de notes. En effet, ce document au départ anodin a été retrouvé dans les effets personnes d’un des cerveaux du dossier , arrêté à l’aéroport d’Abidjan alors qu’il s’apprêtait à fuir le territoire Ivoirien.  Cet homme est l’intermédiaire officiel ( nous ne révélons pas son identité pour protéger notre source) dans ce « gros business », entre les parties chinoise et Ivoirienne. LSI AFRICA a pu consulter en exclusivité un Document qui a suscité colère et indignation au Palais présidentiel au Plateau à Abidjan. Il s’agit en effet d’un carnet des commissions. Sous forme de carnet de notes, ce petit document servait de comptabilité parallèle pour rémunérer chaque maillon du système après les différentes opérations de ventes de bois. C’est ce carnet, désormais aux mains des enquêteurs, qui a permis de mettre la main sur Ibrahim Lakiss et les autres personnes impliquées dans le dossier. Les noms de plusieurs officiers ivoiriens des Eaux et Forêts, et du service du renseignement militaire et….même celui du Ministre des Eaux et Forêts, Alain-Richard Donwahi y figurent. Devant chaque nom, se trouvent les montants remis aux concernés ainsi que les dates précises.

Un business « sécurisé » grâce aux moyens de l’Etat.

Dans ce scandale de corruption à grande échelle pour la commercialisation illégale du bois en Côte d’ivoire, le rôle troublant joué par les officiers ivoiriens des Eaux et Forêts interpelle à plus d’un titre. Nous étions le 6 Août 2020, la Côte d’Ivoire présente fièrement à Abidjan sa première «armée verte», une brigade de 650 soldats pour lutter contre la déforestation et la criminalité forestière, dans un pays qui a perdu en un demi-siècle la quasi-totalité de ses forêts. La première promotion de la Brigade spéciale de surveillance et d’Intervention (BSSI) est «une unité inédite dans l’histoire des Eaux et forêts en Côte d’Ivoire, par son caractère de Force spéciale» déclarait le ministre ivoirien des Eaux et forêts, Alain Richard Donwahi. Parrain de l’événement, le Ministre cache à peine sa joie. La BSSI « est le fer de lance de la lutte contre toutes les formes de criminalité liée à la forêt, à la faune et aux ressources en eau. Elle se distingue par sa spécificité d’intervention (…) à savoir une compagnie forêt, une compagnie eau et une compagnie faune. Les officiers et sous-officiers commandos de la BSSI se sont donnés comme slogan: « la forêt est sacrée, je dois la protéger et m’engager à la défendre, même au péril de ma vie ». Mais, à en croire les derniers développements du « Woodgate », les fruits n’ont visiblement pas tenu la promesse des fleurs et la mission assignée en Off à cette unité est toute autre. Puisque selon nos informations, tout serait parti de l’acheteur de ces bois, un ressortissant chinois arrêté après plusieurs signalements d’activités illégales dans le domaine. Contre tout attente et de façon rocambolesque, peu de temps après son arrestation, ce dernier a été libéré par des officiers ivoiriens dont nous avons pu obtenir les identités. Il s’agit du Colonel de Gendarmerie Hugues Anoma, ancien adjoint de Jean Noël Abehi, Assistant du Directeur des renseignements militaires et de son collègue, le Colonel Grouman, Commandant de l’ULGC (Unité de lutte contre la grande criminalité). Ces deux officiers supérieurs, encore étrangement libres de leurs mouvements, se sont détournés de leur mission républicaine et ont reçu la somme de 80.000.000 FCFA de la part du ressortissant Chinois en contre-partie de sa libération (nous publierons l’identité de ce dernier dès la confirmation de l’orthographe correcte de son nom). Le Colonel Gruman, qui est appelé à faire valoir ses droits à la retraite fin décembre 2021, a fait l’objet de plusieurs signalements ces derniers mois, particulièrement d’abus de pouvoir et d’intimidation. Les orpailleurs clandestins par exemple, en ont fait les frais à plusieurs reprises. Une fois arrêtés par les forces de l’ordre, ces derniers pouvaient s’acheter une libération contre de fortes sommes d’argent. Le système est bien huilé. De part sa positon de Commandant de l’ULGC (Unité de lutte contre la grande criminalité), quel orpailleur arrêté pouvait douter d’une « fausse enquête » ou « semblant arrestation » alors qu’il est, selon le mécanisme d’escroquerie, « accusé d’atteinte à la sûreté de l’Etat ou de terrorisme? Aucun. Mais un troisième élément est aussi impliqué dans ce réseau, le lieutenant Durand. Cet ancien combattant lors de la crise post-électorale de 2011, se fait passer pour un officier alors qu’il n’en est pas un. Au sein des Forces armées de Côte d’Ivoire, et selon nos infos, le lieutenant Durand est un sous-officier soldat, qui espère depuis plusieurs années, de façon exceptionnelle, le titre d’Officier. Il serait l’auteur de la photo d’Ibrahim Lakiss, menotté et torse nu, qui a fait le tour des réseaux sociaux ces derniers jours. Le lieutenant Durand, toujours libre de ses mouvements, et comme par hasard, fait partie de ceux qui interrogent les suspects. « Doit-on en pleurer ou rire? », s’interroge un témoin des interrogatoires. Le lieutenant Durand, amateur de grands crus de Champagne a été aperçu plusieurs fois dans les restaurants huppés d’Abidjan en compagnie des Colonels Anoma et Kader Coulibaly, un proche du Ministre Donwahi. Ces trois hommes de l’armée Ivoirienne se côtoient dans le vie professionnelle comme en privé. Au sein du commandement militaire la surprise est totale depuis l’éclatement de l’affaire. Le ministre Ivoirien de la Défense, Tené Birahima Ouattara, est désormais en première ligne sur le dossier. Car plusieurs officiers non seulement sont impliqués, mais l’apparition du nom son collègue du gouvernement, le ministre des Eaux et Forêts Alain-Richard Donwahi est embarrassant.

Alain-Richard Donwahi et son « bon petit », le Lieutenant-colonel Kader Coulibaly.

C’est l’un des cerveaux du système. Le nom du lieutenant-colonel Kader Coulibaly est sur toutes les lèvres. Reconnu comme étant un homme de confiance du Ministre Alain-Richard Donwahi, il a été interpelé, écouté et incarcéré depuis le début de l’enquête. Depuis sa nomination à la tête de la BSSI, l’homme, décrit par plusieurs médias proches du pouvoir comme « jeune dynamique », mène un train de vie dispendieux. Voitures de luxe, appartements, bling bling, fêtes privées, et goût du luxe, « le jeune dynamique« , a désormais les réflexes de riches. Les collègues qui le côtoient au quotidien décrivent un homme qui s’est « brusquement » métamorphosé, le jus de bissap ayant désormais laissé place au Ruinart. Sa trop grande proximité avec le Ministre des Eaux et Forêts est un secret de polichinelle. Au cours des différentes auditions, les conseillers du Ministre, son directeur de cabinet, tous ont régulièrement cité le nom du Lieutenant-colonel Kader Coulibaly. Un ami d’enfance de ce dernier qui requiert l’anonymat et que nous avons contacté, lâche une phrase aux saveurs de menace: » vous parlez tous de mon ‘frère’ Kader, mais s’il parle la République va trembler, pour l’instant on observe et on ne va pas s’exprimer », nous a-t-il confié avant de raccrocher sèchement.

Au moment où nous bouclons la première partie de notre dossier, le fameux carnet des commissions n’a pas fini de livrer tous ses secrets. Au ministère Ivoirien de la Défense, à la présidence de la République et même au sein de la Grande Loge de Côte d’Ivoire dont fait partie Alain-Richard Donwahi, c’est l’agacement qui domine. Une petite phrase d’un visiteur nocturne du président Alassane Ouattara résume probablement la situation: « Personne n’est intouchable, et la Côte d’Ivoire est au-dessus de tout », nous a-t-il indiqué. Pour l’heure, le préjudice est estimé à plusieurs dizaines de milliards de francs CFA et les enquêteurs continuent d’explorer les différentes pistes pour remonter à la source du problème. Au sein de l’état-major du RHDP, Rassemblement des Houphouétistes pour la démocratie et la Paix, c’est la soupe à la grimace. Les membres du parti mis au courant du scandale attendent la conclusion des différentes enquêtes pour mesurer le niveau d’implication du ministre Alain-Richard Donwahi, président du Conseil régional de la Nawa, avant de se prononcer. La justice Ivoirienne n’a encore intenté aucune action envers le Ministre Alain-Richard Donwahi, encore présumé innocent mais qui pourrait être écouté sur la troublante et surprenante présence de son nom dans ce fameux carnet qui tient lieu de comptabilité parallèle.

Les regards sont désormais tournés vers la Haute autorité pour la bonne gouvernance (HABG). Au mois de juillet dernier, près de 500 personnes avaient été inculpées pour corruption, enrichissement illicite, blanchiment, détournement de deniers et titres publics, avait annoncé l’institution. Va-t-elle se saisir de ce nouveau dossier loin d’être un polar? Alain-Richard Donwahi survivra-t-il à cette énième affaire? Les prochaines semaines nous édifieront. En Côte d’Ivoire, le réchauffement climatique, les catastrophes naturelles, l’appauvrissement des sols et des migrations des populations ont également participé à la disparition du couvert forestier. La nouvelle politique forestière ivoirienne vise à recouvrer «six millions d’hectares en 2030, soit 20% du territoire national et un accroissement de 3 millions d’hectares de forêts».

Céline Bruneau – lsi
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