Les retrouvailles entre les trois éléphants de la politique ivoirienne marquent un tournant dans le processus de réconciliation nationale. Mais en coulisses, c‘est une ultime partie de poker menteur qui se dessine...
Ils s‘étaient quittés après leur débat de l‘entre–deux tours de l‘élection présidentielle, le 25 novembre 2010. Alassane Ouattara et Laurent Gbagbo ne s‘étaient plus jamais revus, séparés par une haine réciproque qui plongea leur pays dans le chaos et leur fit prendre deux trajectoires radicalement différentes. Au premier, le pouvoir et les ors de la République. Au second, la prison de Scheveningen et un procès à rallonge devant la Cour pénale internationale (CPI).
Finalement acquitté des charges de crimes de guerre et de crimes contre l‘humanité dont il était accusé pendant la crise post–électorale de 2010–2011, Gbagbo est revenu à Abidjan mi–juin. Depuis, beaucoup attendaient avec impatience ses retrouvailles avec son ancien ennemi censées, qu moins symboliquement, tourner la page de leur violente rivalité. Alors, ce 27 juillet, quand l’ancien détenu est descendu de sa voiture pour fouler le tapis rouge du palais et faire une accolade à son successeur, l‘image avait forcément quelque chose d‘historique.
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Face aux nombreux objectifs guettant leurs moindres faits et gestes, ces deux politiciens madrés ont multiplié les petites attentions et les mots doux. À Ouattara qui lui donnait du « mon ami » ou mon « cher Laurent », Gbagbo répondait par du « M. le président”, reconnaissant au passage un statut qu‘il lui avait, jusque–là, toujours nié. De quoi, parfois, se frotter les yeux, pour s‘assurer que tout ça était bien réel.
« Nous pouvons nous pardonner » Aussi surjouée soit–elle, cette rencontre entre les deux rivaux marque un tournant dans le processus de réconciliation nationale, jamais vraiment enclenché. Depuis son retour sur les bords de la lagune Ébrié, Laurent Gbagbo, bien qu‘assez offensif, campe une posture de vieux sage revenu dans un esprit de paix et de concorde. Alassane Ouattara, lui, est soucieux de l‘image qu‘il laissera derrière lui. Critiqué depuis qu‘il a été réélu pour un troisième mandat, fin 2020, alors qu‘il s‘était engagé à quitter le pouvoir, le chef de l‘État entend rester dans l’Histoire comme celui qui qura réconcilié le pays et permis l‘émergence d‘une nouvelle génération. « Il a une vraie volonté de trouver des voies d‘apaisement. Et comme c‘est lui le président, il sait parfaitement que c‘est à lui qu‘on demandera des comptes à la fin », confie un de ses intimes.
Avant de revoir Gbagbo, Ouattara avait renoué contact avec son autre principal adversaire : Henri Konan Bédié. Depuis leur bras de fer lors de la dernière présidentielle, marqué par un blocus policier autour de la résidence abidjanaise de Bédié et l‘arrestation de plusieurs de ses proches collaborateurs, les deux hommes se sont progressivement rapprochés. D‘abord en se revoyant qu Golf Hôtel d‘Abidjan, mi–novembre. Puis en continuant, jusqu‘à aujourd‘hui, à se parler ponctuellement au téléphone.
LA SEULE ISSUE QUI RESTE À QUATTARA, GBAGBO ET BÉDIÉ EST CELLE DE L‘APAISEMENT
Bédié, Ouattara, Gbagbo. Trois figures tutélaires qui, malgré leur âge avancé (87 ans, 79 ans, 76 ans), continuent à régner en maîtres absolus sur la vie politique ivoirienne, dont ils squattent les premiers rôles depuis un quart de siècle. Les deux premiers restent les incontournables patrons de leurs partis respectifs : le Parti démocratique de Côte d‘Ivoire (PDCI) et le Rassemblement des Houphouëtistes pour la démocratie et la paix (RHDP). Le troisième, qui a choisi le 9 août de laisser la coquille du Front populaire ivoirien (FPI) à Pascal Affi N‘Guessan, est bien décidé à lancer une nouvelle formation pour unir la gauche ivoirienne derrière lui.
Depuis la réélection agitée de Ouattara, qui est parvenu à s‘imposer à tous comme le chef de l‘État, les trois leaders et leurs lieutenants l‘assurent la main sur le coeur : l‘heure est venue de se retrouver, de se parler et de se réconcilier pour en finir avec les crises à répétition qui ont tant plombé leur pays. « Nous ne pouvons pas tirer un trait comme ça sur tout ce qui s‘est
passé, mais nous pouvons nous pardonner et nous tendre la main. Tout ce qui va dans le sens du dialogue et de la réconciliation nationale est positif », clame Noël Akossi–Bendio, ancien maire de la commune du Plateau et figure du PDCI, lui–même rentré à Abidjan le 3 juillet après trois ans d‘exil pour cause d‘ennuis judiciaires.
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Dans les chancelleries étrangères, où la prudence reste de mise, cette phase de décrispation est plutôt bien perçue. « Peu importe que ce soit des postures ou qu‘ils aient des arrière–pensées. Le simple fait que Ouattara, Gbagbo et Bédié se revoient et se parlent contribue déjà à apaiser la situation », estime un diplomate basé à Abidjan.
Malgré ces signaux rassurants et les belles images de poignées de main qui s‘affichent en une des journaux, personne, pourtant, ne semble vraiment croire en la sincérité des trois « vieux ». Car les Ivoiriens le savent parfaitement : aucun d‘entre eux n‘est du genre à s‘attendrir, loin de là. « Ouattara, Gbagbo et Bédié ne se font aucune illusion sur la bonne foi des uns et des autres, mais la seule issue qui leur reste est celle de l‘apaisement. Ils commencent à avoir un certain âge et tous veulent sortir par la grande porte », souffle un confident du président. D‘autant plus que, dans chaque camp, la relève se manifeste avec de plus en plus d‘insistance. En off, certains « jeunes » loups (entendez au moins quadragénaires...) du RHDP, du FPI et du PDCI ne cachent plus leur lassitude face à l‘éternel match à trois de leurs aînés. « Il faut qu‘on avance, et donc qu‘ils purgent leurs vieux contentieux », estime un
cadre du PDCI.
Paix des braves ?
LE VRAI OBJECTIF DE BÉDIÉ ET GBABGO, À TERME, EST DE PRENDRE LE POUVOIR À QUATTARA
Quinze jours avant de revoir Alassane Ouattara, Laurent Gbagbo avait entamé sa tournée des grands ducs en retrouvant Henri Konan Bédié sur ses terres, à Daoukro. Là encore, les retrouvailles se voulaient hautement symboliques. Une sorte de renvoi d‘ascenseur à la visite que Bédié avait rendu à Gbagbo à Bruxelles, en juillet 2019, quelques mois après sa remise en liberté sous conditions par la CPI.
Accompagnés de leurs épouses Henriette Konan Bédié et Nady Bamba, les deux ex–présidents ont passé le week–end ensemble, entourés de leurs états–majors. Dîner et nuit sur place, visite des plantations d‘hévéa du « Sphinx »... Pendant 48 heures, le leader du PDCI et le fondateur du FPI ont multiplié les sourires et affiché leur entente. Tout en rappelant leur opposition à Ouattara, ils ont aussi réclamé la mise en oeuvre d‘un « dialogue national inclusif ».
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« Leur alliance est d‘abord faite dans un esprit de décrispation et de réconciliation, affirme Justin Koné Katinan, ex–ministre et porte–parole de Laurent Gbagbo. Pour le moment, il n‘y a aucun arrière–calcul politicien. » À voir... Comment ces deux animaux politiques, tous deux arrivés au sommet de l‘État avant d‘en être brutalement évincés, n‘auraient pas en tête l‘idée d‘une revanche sur leur rival commun ? « Certes, ils sont convaincus de la nécessité d‘apaiser la situation. Mais leur vrai objectif, à terme, est de prendre le pouvoir à Ouattara », glisse un membre du premier cercle de Gbagbo.
Dans les coulisses de cette paix des braves se dessine donc une nouvelle, voire ultime, partie de poker menteur. Sur la table, la dernière combinaison possible dans le jeu d‘alliances mouvantes auquel ils se prêtent depuis plus de vingt ans : Gbagbo et Bédié contre Ouattara. De quoi susciter l‘amertume d‘une partie de leurs compatriotes, lassés de leurs retournements de vestes au gré des circonstances. « Certains s‘en émeuvent, mais ce genre de manoeuvre est courant dans les pays où il y a trois pôles politiques majeurs. Il n‘y a rien d‘extraordinaire là dedans », tempère un baron du FPI qui, dans un clin d‘oeil, complète son propos en citant l‘un des dictons préférés de Félix Houphouët–Boigny : « La politique est la saine appréciation des réalités du moment ».
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Après s‘être longtemps détestés, Bédié et Gbagbo se sont rapprochés à la faveur de leur opposition commune à Ouattara. En juin 2020, cinq mois avant l‘élection présidentielle, leurs deux partis avaient signé un « accord de collaboration ». Malgré des divergences sur la conduite à tenir face à la réélection de Ouattara, les deux opposants ont continué à coopérer. Lors des législatives de mars dernier, le PDCI et le FPI ont ainsi présenté des listes communes dans la plupart des 205 circonscriptions du pays. Résultat : 65 députés pour le PDCI et 17 pour le FPI. Depuis, leurs deux groupes parlementaires assurent qu‘ils veulent continuer à « travailler ensemble » face à la majorité présidentielle.
« Alliance de dupes »
Jusqu’où ira cette alliance ? Nul ne le sait, même si ses protagonistes affirment vouloir la faire durer le plus longtemps possible. Dans les deux camps, certains assurent qu‘elle va au delà des chefs. « Nous avons des divergences, mais nous partageons surtout des idéaux, à commencer par la restauration de la démocratie et de l‘État de droit en Côte d‘Ivoire, indique un cadre du PDCI. Notre combat contre la violation de la Constitution et l‘expérience commune de la répression a consolidé la solidarité entre nos bases militantes. » Les deux formations entendent aussi collaborer à court terme sur des enjeux plus concrets comme la révision du code électoral ou la composition de la Commission électorale indépendante (CEI).
AVANT DE PENSER À NOUS BATTRE, IL FAUDRAIT DÉJÀ QU‘ILS ARRIVENT À METTRE DE L‘ORDRE DANS LEURS RANGS
Dans leur ligne de mire : les prochaines élections municipales et régionales, qui devraient se tenir en 2023. Chez les pro–Bédié comme chez les pro–Gbagbo, le calcul est simple et repose sur la règle des trois tiers. « Nous avons trois forces politiques largement dominantes en Côte d‘Ivoire. Si deux se mettent ensemble contre la troisième, elles l‘emportent logiquement », prédit un proche de Gbagbo. Une théorie à laquelle ne croient pas leurs adversaires du RHDP, visiblement peu inquiets de l‘attelage formé par leurs principaux opposants, qualifié « d‘alliance de dupes » par le directeur exécutif du parti, Adama Bictogo.
« Avant de penser à nous battre, il faudrait déjà qu‘ils arrivent à mettre de l‘ordre dans leurs rangs », ironise un ministre de premier plan. Depuis son retour, Gbagbo a en effet lancé une procédure de divorce, au sens propre comme au figuré, avec son ex épouse Simone Gbagbo, laquelle reste une figure fondatrice et toujours influente du FPI. Le cas Pascal Affi N‘Guessan, à qui l‘ancien chef de l‘État a décidé de laisser le parti pour créer une nouvelle formation, s‘annonce tout aussi sensible. Quant à Bédié, plusieurs responsables du PDCI ne lui pardonnent pas sa stratégie perdante à la dernière présidentielle et estiment que le temps est venu pour lui de passer la main.
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Ouattara maître des horloges
De son côté, Alassane Ouattara, en tant que chef de l‘État, garde la main. Et n‘a pas l‘intention de se presser, encore moins de donner l‘impression de répondre au tempo dicté par ses opposants. Réélu pour cinq ans et disposant d‘une majorité à l‘Assemblée nationale, le président est confronté à de nombreux défis. Relance économique, situation sanitaire, lutte contre la menace jihadiste... Dans son premier cercle, on rappelle qu‘il a beaucoup d‘autres dossiers à gérer en plus de la réconciliation nationale. Pas question, non plus, de trop en faire, au risque de donner l‘impression que la Côte d‘Ivoire serait en situation périlleuse. L‘organisation d‘un grand dialogue national ou la nomination d‘un gouvernement d‘ouverture ne sont donc pas à l‘ordre du jour.
« S‘il veut vraiment la réconciliation nationale, il peut la faire. C‘est lui le président, avec à sa disposition tous les moyens de l‘État. Rien ne l‘empêche de faire un discours marquant ou de poser des actes forts qui feraient vraiment avancer les choses », analyse Hubert Oulaye, député et ancien ministre de Gbagbo. « Ils disent qu‘ils veulent la réconciliation, mais qu‘ils commencent par donner des gages en matière de respect de la liberté et de la démocratie », renchérit un membre du PDCI. Lors de son entretien avec Ouattara au palais, Gbagbo a lourdement insisté sur le cas d‘une centaine de prisonniers politiques toujours en détention et a réclamé leur libération.
En réponse, ADO a annoncé, à l‘occasion de la fête nationale du 7 goût, la mise en liberté provisoire ou sous contrôle judiciaire de 69 personnes détenues à la suite des évènements survenus pendant la présidentielle d‘octobre 2020.
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Quid des victimes de la crise post électorale de 2010–2011 dans toutes ces tractations politiciennes ? Dix ans après les nombreux crimes commis, leurs familles et leurs proches ne cachent pas leur colère face à l‘absence de justice. « 3 000 morts et aucun coupable », entend–t–on souvent dire en Côte d‘Ivoire. Dans certains foyers, le retour en fanfare de Gbagbo, et plus récemment ses embrassades avec Ouattara, sont mal passés. « Il faut traiter ces sujets de manière profonde, sous peine de les voir ressurgir dans le futur. La réconciliation doit se faire dans la vérité. Seule la vérité permettra d‘apporter la justice. Tant que cela n‘est pas fait, les rancoeurs persisteront », estime un baron du FPI.
Mi–juillet, la Commission dialogue vérité et réconciliation (CDVR) mise en place après la crise post–électorale a rendu publiques ses principales conclusions et recommandations pour, selon elle, appuyer la dynamique de réconciliation nationale. Se traduiront elles par des poursuites judiciaires ? Certains l‘espèrent. La CPI, quant à elle, n‘en a pas fini avec les dossiers ivoiriens malgré l‘acquittement définitif de Gbagbo et la levée du mandat d‘arrêt contre son ex–épouse, Simone. Ces dernières semaines, le bureau du procureur a dépêché des missions à Abidjan pour poursuivre ses enquêtes de terrain. Reste à voir sur quoi – et surtout sur qui – elles aboutiront.
JA