Les alliances qui se nouent en Côte d’Ivoire à l’approche de la présidentielle d’octobre frôlent le surréalisme. Laurent Gbagbo, son ex–épouse Simone, Guillaume Soro, Tidjane Thiam, Charles Blé Goudé… Tous ont en commun leur rejet d’Alassane Ouattara. Cela suffit–il à faire un programme?
COALITION POUR L’ALTERNANCE EN CÔTE D’IVOIRE
Lancement de la Coalition pour l’alternance pacifique en Côte d’Ivoire, le 10 mars 2025. Au premier rang (de g. à dr.): Charles Blé Goudé, Barthélémy Iré Gnépa, Simone Ehivet Gbagbo, Tidjane Thiam et Danièle Boni–Claverie.
Dans les salons climatisés d’Abidjan comme dans les rues brûlantes de Yopougon, une même question court sur toutes les lèvres : jusqu’où iront–ils ? Jusqu’où iront ces hommes et ces femmes qui, hier encore, s’étripaient au beau milieu du marigot politique et qui, aujourd’hui, jouent les partenaires d’un soir ? Laurent Gbagbo, Guillaume Soro, Simone Ehivet Gbagbo, Charles Blé Goudé, Pascal Affi N’Guessan… Tous, bourrelés de cicatrices, n’ont qu’un seul adversaire : Alassane Ouattara. Et cela leur suffit, semble–t–il, à tisser des alliances qui confinent à l’absurde.
Certes, le théâtre d’ombres dans lequel ils évoluent depuis des lustres a toujours été riche en rebondissements. Mais, cette fois, l’intrigue a quelque chose de surréaliste. Revoici Soro, le Janus ivoirien. Gandhi le jour, Machiavel la nuit, l’ancien enfant chéri de la rébellion, chef de guerre devenu Premier ministre puis président de l’Assemblée nationale, artisan de la chute de Gbagbo en 2010, se dit désormais prêt à composer avec le même Gbagbo aujourd’hui en quête de rédemption.
Revoilà aussi Simone, l’ex–première dame au verbe acide, occupée à renouer avec ses anciens ennemis politiques. Et Affi N’Guessan, tantôt dans l’opposition radicale (2020), tantôt allié du pouvoir (2023), puis de nouveau dans le camp d’en face.
Et puis il y a Tidjane Thiam, le brillant polytechnicien de retour sur les bords de la lagune Ébrié après deux décennies d’absence. Il observait tout ce petit monde avec méfiance, voire avec dédain, parlait de gouvernance et de rupture pendant que ses potentiels partenaires, dissimulés derrière le paravent d’une coalition, préparaient des vendettas. Mais lui aussi a pour ennemi Alassane Ouattara, qu’il tient pour responsable de ses déboires judiciaires. Alors, la tentation de rejoindre la mêlée a été trop forte: il a fini par sauter le pas et par rallier le club du «<Tout sauf Ouattara >>.
Comment l’alliance inattendue entre Soro, Gbagbo et Thiam rebat les cartes au sein de l’opposition ivoirienne
Peut–on sérieusement croire que Simone Ehivet Gbagbo a oublié les humiliations qu’elle a subies en avril 2011, ou que Blé Goudé pardonnera à ceux qui ont détourné le regard, quand ils ne se sont pas réjouis, lorsqu’on le jugeait à La Haye ? Peut–on croire que Gbagbo tend sincèrement la main à Soro, dont il estime qu’il l’a trahi?
Que Soro voit en Tidjane Thiam autre chose qu’un ovni et un concurrent qui risque de rafler la mise alors qu’il n’a pas vécu les combats de ces vingt–cinq dernières années ?
Après Houphouët, le chaos
Et pourtant, ils avancent ensemble. Parlent d’unité, de front commun, promettent de << sauver la démocratie >>. Sous les belles paroles, le vernis craque. Car si le rejet d’Alassane Ouattara semble les réunir, ce n’est pas un projet. C’est un ressentiment. Une vengeance collective déguisée en programme politique.
Sous le soleil ivoirien, cette mascarade n’a rien de nouveau. Depuis le crépuscule de Félix Houphouët- Boigny, le pays vit au rythme des alliances contre–nature et des trahisons en série. En mourant, en 1993, le chef a laissé une Côte d’Ivoire sans arbitre, et ses héritiers se sont entre–déchirés pour monter sur un trône devenu
instable.
Les prémices de l’affrontement remontent au début des années 1990. Ouattara, alors Premier ministre d’Houphouët, et Bédié, président de l’Assemblée nationale, unissent leurs forces pour faire barrage à Gbagbo, seul véritable opposant au «< Vieux >>. En février 1992, à l’issue d’une manifestation durement réprimée, Gbagbo est arrêté et incarcéré huit mois durant. Il ne l’oubliera jamais.
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En 1993, la mort d’Houphouët provoque un nouveau duel, entre Bédié et Ouattara cette fois. Le premier accède à la présidence ; le second doit s’effacer, mais emmène nombre de cadres du Parti démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI). Gbagbo attend son heure et se rapproche de Ouattara, avec lequel il crée un improbable Front républicain. Leurs partis respectifs boycottent le scrutin présidentiel de 1995 et applaudissent à l’unisson quand, en 1999, un putsch renverse Bédié et que le général Robert Gueï prend la tête de la junte.
Le Front républicain ne résiste pas longtemps à la disparition politique de l’ennemi commun. L’élection de 2000, dont Ouattara et Bédié sont exclus, est remportée
par Gbagbo. La rupture avec Ouattara, sur fond de douteuses polémiques au sujet de son << ivoirité»>, est consommée.
Gbagbo évincé
En septembre 2002, une tentative de coup d’État contre Gbagbo attise un peu plus les haines. Trois années plus tard, Bédié et Ouattara, que l’on pensait irréconciliables, concluent un pacte. À la présidentielle de 2010, Ouattara l’emporte, grâce notamment au ralliement de Bédié, que Gbagbo compare à Esau, ce personnage de la Genèse, petit–fils d’Abraham, qui vendit son droit d’aînesse contre
un plat de lentilles. Ensemble, ils battent campagne, font fusionner leurs machines électorales, se soutiennent dans les urnes comme en coulisses. L’alliance donnera naissance au Rassemblement des houphouëtistes pour la démocratie et la paix (RHDP).
Là encore, ce n’est qu’un pacte de circonstance. Une fois Gbagbo évincé et transféré à La Haye, les dissensions ressurgissent. Bédié réclame son dû, Ouattara s’enracine au pouvoir. Les rancœurs renaissent. En 2020, le divorce est consommé, les tensions et la violence refont surface. L’inextinguible soif de pouvoir des uns et des autres justifie tous les revirements, même si chacun prend soin de revêtir ses petites trahisons des oripeaux de la « démocratie », de la « réconciliation »>, du « pardon >> ou de l‘ << humanisme». On appelle « mon frère», «mon fils >>> ou << mon aîné >> celui que l’on traitait hier encore de voyou, de voleur ou d’assassin, et inversement. Les troupes suivent le mouvement les yeux fermés, espérant glaner quelques miettes de pouvoir. Dans la classe politique, l’amnésie et le cynisme sont décidément les vertus les mieux partagées.
Voilà où en est la Côte d’Ivoire. À regarder Bédié, peu avant sa mort, tendre la main à Gbagbo. À voir Soro, devenu paria après avoir rêvé d’être dauphin, prêt à tout pour revenir sur le devant de la scène. À entendre Simone, naguère si radicale, parler d’unité nationale et de réconciliation. À observer Blé Goudé construire des
de rassemblement avec ceux–là mêmes qui l’avaient cloué au pilori et qu’il aurait volontiers embastillés. À noter que Thiam prend de la hauteur,
discours comme s’il était étranger à cette foire d’empoigne alors qu’il y participe largement depuis Paris.
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Cette valse des ambitions contrariées révèle une constante ivoirienne : l’obsession du pouvoir l’emporte toujours sur la cohérence idéologique ou sur le respect de la mémoire. On a beau avoir été diffamé, trahi, exilé, emprisonné, quand l’adversaire commun devient trop fort, on pactise avec le diable de la veille. Le ressentiment se recycle en réconciliation. La haine devient programme. La politique n’est plus qu’une guerre d’hommes, jamais une bataille d’idées.
Ouattara, de son côté, reste mutique. Il observe. Calcule. Attend que ces alliances de fortune implosent sous le poids de leurs contradictions. Il sait que Gbagbo n’est pas partageur, que Soro n’a jamais obéi qu’à ses propres règles, que Thiam parle un langage que ni Simone ni Blé Goudé ne comprennent vraiment. Il sait aussi que, dans un pays où les clivages sont souvent plus ethniques qu’idéologiques, le désordre qui règne dans l’opposition est son meilleur allié.
Tous contre Ouattara
À l’approche de l’élection présidentielle – une échéance
que les Ivoiriens ont hélas appris à redouter –, l’opposition donne le spectacle d’une armée de généraux sans troupes. Chacun veut mener. Aucun ne veut suivre. Il y a les anciens, obsédés par leur revanche ; les revenants, nostalgiques de leur gloire passée; et les nouveaux venus, trop propres, trop lisses pour incarner les colères du peuple.
Ce que cette opposition nous donne à voir, c’est un pacte de survie maquillé en projet d’alternance. Une alliance contre–nature qui, à force de contradictions, pourrait accoucher d’un vide abyssal.
Et pourtant, le pays bruisse d’attentes. Le peuple, lassé des querelles d’ego, des procès sans fin, des deals nocturnes, attend autre chose. Des idées, des projets, une
autre vision de la politique, du leadership et de la bonne gouvernance. De nouvelles figures, aussi, une véritable relève. Pas des retrouvailles de façade. Pas juste un front anti–Ouattara, quand bien même les Ivoiriens voudraient passer à autre chose. Parce qu’on ne construit pas un avenir sur des règlements de comptes mais sur des idées. Sur du courage. Sur des convictions. Les Ivoiriens rêvent d’une réconciliation sincère. Le pardon, dit le proverbe, ne change pas le passé, il élargit l’horizon. Indispensable pour avancer, il ne doit pas pour autant faire oublier l’Histoire, la travestir ou la faire bégayer, sans égard pour l’avenir.
Source JA
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