À quelques mois du scrutin d’octobre, cet important vivier électoral, longtemps considéré comme le fief de Laurent Gbagbo, attise les convoitises des partis politiques. Reportage.
Ce matin de mars, entre Soubré et Méagui dans la région de la Nawa, un épais brouillard enveloppe les forêts et les plantations d’hévéas, de palmiers à huile et surtout, de cacaoyers qui s’étendent à perte de vue. Ici, dans la première zone de cacaoculture de Côte d’Ivoire, des agriculteurs, machette à la main et pulvérisateur sur le dos, se rendent aux champs. Sur cet axe qui mène à San Pedro, premier port d’exportation de fèves au monde, des camions se croisent fréquemment. Mais la route, en très mauvais état, provoque de nombreux accidents comme celui qui se produit sous nos yeux quand un poids–lourd finit sa course dans le ravin, et sa précieuse cargaison, des balles de coton, sur la chaussée.
À peine une cinquantaine de kilomètres séparent le chef- lieu de la région, Soubré, à Méagui, mais il faut compter près de deux heures pour faire le trajet. C’est là tout le paradoxe de cette partie du pays cruciale pour l’économie ivoirienne, mais qui semble avoir été oubliée des projets d’infrastructures routières. La déception de ses habitants devrait peser dans les urnes lors de présidentielle d’octobre prochain, alors que la baisse de la production de cacao précarise les producteurs.
Une baisse drastique de la production de cacao
Depuis trois ans, l’Entreprise coopérative des agriculteurs de Méagui (Ecam), qui regroupe près de 3 500 producteurs de cacao, tente de faire face à la situation. Réunis au siège, les responsables de projets présentent leurs avancées. La diversification des productions, avec l’introduction du maraîchage ou de la culture du maïs, est abordée. << Les changements climatiques ont conduit à des sécheresses, l’année dernière nous avons connu des inondations. Sans compter que 60 % des producteurs ont été touchés par le swollen shoot, une maladie virale du cacaoyer. Résultat, la production qui atteignait 8 000 tonnes par an atteint difficilement les 5 000« , explique la présidente de l’Ecam, Assata Doumbia.
Cacao: comment la Côte d’Ivoire fait face au tassement de sa production
<< En plus de cela, nous perdons environ 10 % de la production à cause de l’état des routes, ajoute–t–elle. Certaines zones sont inaccessibles et nous ne pouvons pas aller chercher la production. Nous dépensons énormément d’argent pour les réparations de nos camions. >> Au sein de la coopérative, on reconnaît les
efforts mis en place par les autorités et une << très bonne communication avec le Conseil Café Cacao (CCC)». Mais le prix record de 1 800 F CFA le kilo de fèves fixé cette année n’empêche pas un certain scepticisme. « Cela n’a pas trop d’effets car notre production a baissé. Quand on regarde le marché international et les voisins, on ne peut qu’être jaloux. Mais on comprend qu’ici, nous avons une stabilité, nous ne sommes pas sur un marché volatile. On peut donc se féliciter de ce prix, même s’il faudrait qu’il s’accompagne d’un programme de développement social et environnemental »>, estime Assata Doumbia.
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<< Les oubliés de la République
Un planteur de cette localité, actif depuis les années 1990, ne cache pas sa déception. «En plus des routes qui ne sont pas bonnes, nous avons des problèmes d’eau et d’électricité. C’est incompréhensible, lance–t–il, résigné. Ici, nous n’attendons rien de la présidentielle. Je n’irai pas voter car au–delà des promesses, nous ne voyons pas de changement. >>
Lors des régionales de septembre 2023, le taux de participation dans la Nawa a été de 29,40 % contre 44,61 % au plan national. Les équilibres politiques y ont été chamboulés et la défaite du candidat du parti au pouvoir, l’ancien ministre des Eaux et Forêts et président sortant de la région, Alain–Richard Donwahi, a sonné comme un désaveu. «Le candidat du RHDP [Rassemblement des houphouëtistes pour la démocratie et la paix, au pouvoir] venait à ses meetings en hélicoptère. Peut–on donner plus grande preuve de l’état impraticable des routes? De plus, il n’hésitait pas à traiter son adversaire de paysan. Ce qui est ironique quand on sait que la majorité de la population de la région vit de l’agriculture », raconte un observateur de la scène politique locale.
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Est–ce cette posture, perçue comme arrogante, qui a coûté au RHDP cette région clé ? Depuis son élection, le député du Parti démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI) de Méagui, René Netro Tagbo, est très actif. C’est au siège du conseil régional qu’il donne rendez–vous, entouré de ses proches collaborateurs. La veille, il avait tenu un meeting dans un village pour << rassurer quant à l’éligibilité de Tidjane Thiam» à la présidentielle. René Netro Tagbo fait partie des haut représentants désignés par le président du premier parti d’opposition dans les districts. C’est lui qui, le 22 juin 2024, avait organisé le premier meeting de l’ancien financier après son élection à la tête du parti.
<< Après mon élection, j’ai demandé à rencontrer le chef de l’État, confie l’élu local. Le mardi 16 avril 2024, je lui ai expliqué le poids économique de notre région qui abrite notamment trois barrages hydroélectriques, ce qui nous permet d’exporter de l’électricité. J’ai aussi relevé les insuffisances des infrastructures routières. Deux
départements sur les quatre, à savoir Buyo et Gueyo, sont enclavés. Pire, à Gueyo, nous n’avons pas d’hôpital. Il y a seulement un petit dispensaire dans lequel on ne peut pas faire d’opérations. Chaque année, cinq femmes y meurent en voulant donner la vie. Nous avons conscience que notre région est essentielle. Mais nous pensons que nous sommes un peu les oubliés de la République. >>
Le RHDP est surtout présent dans les villes. N’oubliez pas que le PDCI est né d’un syndicat agricole, c’est un parti de planteurs à la base.
René Netro Tagbo Député PDCI de Méagui
René Netro Tagbo confie être ressorti de cet échange avec promesse que les lignes bougeraient d’ici à la fin de 2025. D’ailleurs, des chantiers sont actuellement en cours sur l’axe Soubré–San Pedro. Les ponts sont en train d’être renforcés. Le ministère de l’Équipement et de l’Entretien
routier y prévoit des travaux en 2026. En attendant, les équilibres politiques ont été fortement bousculés. En plus de la présidence de la région, le PDCI détient 7 sièges de députés sur 8. Le parti au pouvoir lui, dirige les quatre principales communes. << Cela démontre que le RHDP est surtout présent dans les villes, analyse René Netro Tagbo.
« N’oubliez pas que le PDCI est né d’un syndicat agricole, c’est un parti de planteurs à la base. >>
Opération séduction pour Tidjane Thiam
Pour Tidjane Thiam, << la route du palais présidentiel passe par l’Ouest, où la Côte d’Ivoire agricole s’est donné rendez–vous, confie l’un de ses proches. On estime qu’après Abidjan, l’une des populations électorales la plus importante se trouve dans le Bas–Sassandra, bien que la révision de la liste électorale n’a pas permis de recenser tout le monde »>, ajoute cette source. Le choix de cette région pour tenir son premier grand rassemblement n’est pas fortuit. C’est un message fort qui lui permet de séduire l’électorat de l’Ouest, en plus du bastion traditionnel du PDCI en pays baoulé.
Avant la présidentielle, tous les partis politiques convoitent les régions de l’Ouest, susceptibles de faire basculer le scrutin. En 2020, selon la Commission électorale indépendante (CEI), la population électorale du district d’Abidjan s’élevait à 2 051 399 électeurs. Les trois districts de l’Ouest (les Montagnes, Sassandra Marahoué et le Bas–Sassandra) en totalisaient 1 604 627. Un chiffre qui pourrait augmenter à la suite de la révision de la liste électorale prévue après la prochaine
présidentielle.
L’Ouest, d’où est originaire Laurent Gbagbo, a longtemps été considéré comme son fief. Pour Modeste Lago, coordinateur régional du Parti des peuples africains–Côte d’Ivoire (PPA–CI) dans la région du Haut–Sassandra, le week–end est politiquement chargé. Ce samedi 15 mars, il reçoit le secrétaire général du parti, Jean–Gervais Tchéidé, en tournée de mobilisation dans la région, à Zoukougbeu.
Cette commune a été remportée à 7 voix près par le candidat du RHDP face à celui de l’alliance PDCI – PPA- CI lors des dernières municipales.
Coup de force aux élections locales
<< Pour nous, l’Ouest en général, et le Haut–Sassandra en particulier, reste le bastion de Laurent Gbagbo. Ce n’est pas parce que la région est essentiellement bété, mais l’ancrage de l’ex–FPI [Front populaire ivoirien], et de Gbagbo lui–même, y reste intact. Le PPA–CI, qui a été créé il n’y a pas si longtemps que cela, est déjà présent sur l’ensemble de la région», se réjouit Modeste Lago. Après plusieurs années de boycott des élections, le parti de Laurent Gbagbo y a indéniablement perdu du terrain. Mais pour son coordinateur régional, il faut se référer à la présidentielle de 2010. « Ce sont les dernières élections auxquelles Gbagbo a participé. Pour le mettre en concurrence, ce sont ces résultats qui comptent »>, insiste- t–il. Il met également en avant l’abstention et les fraudes, qui auraient joué en la défaveur des candidats du PPA–CI.
En Côte d’Ivoire, Mamadou Touré << en mission >> pour Alassane Ouattara
Un point de vue contredit par Stéphane Gbeuly, maire RHDP de Daloa. Lors de sa première élection en 2018, il était le plus jeune maire du pays. « Le Haut–Sassandra est une région totalement acquise à notre parti qui y gère sept communes », estime l’élu. Lui voit dans l’évolution du
parti au pouvoir dans sa région «<le bon sens managérial du coordinateur qui a fédéré et réussi à faire adhérer certains cadres autochtones». «Dans mon village par exemple, c’était Gbagbo ou rien. Mais aujourd’hui, il n’y a pas de match. Aux dernières élections, environ 80 % des bulletins exprimés étaient en faveur du président Ouattara. Plusieurs villages qui étaient dans cette logique ont totalement basculé. C’est grâce à notre travail qui a permis de montrer sur le terrain que ce n’est plus une affaire d’ethnicisme, mais de progrès. >>
Il faudra compter avec Laurent Gbagbo
Lors des dernières locales, Mamadou Touré, le ministre de la Promotion de la jeunesse, de l’Insertion professionnelle et du Service civique, a réussi un coup de force en battant l’alliance entre le président sortant de région et poids lourd du PDCI, Alphonse Djédjé Mady, et l’ex–gendre de Laurent Gbagbo, Stéphane Kipré. En plus de Touré, plusieurs poids lourds du RHDP dirigent des régions de l’Ouest, et multiplient les appels à voter en faveur du candidat du RHDP. C’est le cas d’Anne Désirée Ouloto, ministre de la Fonction publique et présidente du Cavally. Albert Mabri Toikeusse, de retour dans le giron d’Alassane Ouattara, incarne l’homme fort de l’Ouest. Avec son Union pour la démocratie et la paix en Côte d’Ivoire (UDPCI), parti fondé par le général Robert Gueï, il dirige depuis une décennie le Tonkpi, longtemps bastion du Parti démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI).
Aux dernières élections, environ 80% des bulletins exprimés étaient en faveur du président Ouattara. C’est grâce à notre travail qui a permis
de montrer sur le terrain que ce n’est plus une affaire d’ethnicisme, mais de progrès.
Stéphane Gbeuly Maire RHDP de Daloa
Bien qu’il soit absent des listes électorales, et par conséquent, toujours inéligible pour l’instant, il faudra tout de même compter avec Laurent Gbagbo dans cette
partie du pays. Lorsqu’il avait lancé le PPA–CI en octobre 2021, il avait nommé Hubert Oulaye président exécutif de son nouveau parti. Le choix de cette autre figure de l’Ouest avait été perçu comme une récompense de la fidélité de sa région qui lui a donné sept députés, soit presque l’effectif d’un groupe parlementaire (huit élus).
«C’est un message fort à l’endroit de cette partie du pays qui a été martyrisée pendant les crises que nous avons traversées, et qui est courtisée par le PDCI et le RHDP »>, avait alors confié un proche de l’ancien président. Depuis, c’est Sébastien Dano Djédjé, un autre poids lourd de l’Ouest qui a succédé à Hubert Oulaye à la présidence exécutive. Une nomination qui confirme l’attachement de Gbagbo à la région.
Jean Moliere Source:JA
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