9 décembre 2024
Paris - France
POLITIQUE

[Enquête] Côte d’Ivoire : sur la piste des narcotrafiquants entre Abidjan et San Pedro

Cocaine is displayed to journalists after being seized by Guinea-Bissau’s judicial police in the capital Bissau March 21, 2012. Picture taken March 21, 2012. To match Special Report MALI-CRISIS/CRIME REUTERS/Joe Penney (GUINEA-BISSAU – Tags: CIVIL UNREST CRIME LAW POLITICS DRUGS SOCIETY)

Cest laffaire dont tout le monde parle depuis quatre mois sur les bords de la lagune Ébrié : le démantèlement dun réseau de trafic de drogue a révélé limplication présumée de plusieurs hommes daffaires bien connus sur la place d‘Abidjan.

La grande horloge de lHôtel du district du Plateau, à Abidjan, affiche 11 heures pétantes. Le lieu a une certaine importance dans lhistoire de la Côte dIvoire. Cest devant ce bâtiment moderne fait de béton bouchardé et paré de galets de quartz ocre que Félix Houphouët Boigny proclama lindépendance du pays le 7 août 1960. Ce lundi 27 juin 2022, on saffaire sur le parvis. Une importante délégation pénètre dans la salle de conférence. Elle affiche complet

À loccasion de la 35e édition de la Journée internationale de lutte contre labus et le trafic de drogue en Afrique de lOuest et en Afrique centrale, lOffice des Nations unies contre la drogue et le crime (Onudc) lance son rapport mondial annuel. À la tribune, le ministre ivoirien de lIntérieur et de la Sécurité, Diomandé Vagondo, ny va pas par quatre chemins. « Notre pays est malheureusement en passe de devenir une forte zone de transit », lance ce fidèle dAlassane Ouattara, vêtu dun costume bleu pétrole. Les mots du ministre résonnent particulièrement : depuis bientôt deux mois, Abidjan est secouée par le démantèlement dun vaste réseau de trafiquants de drogue dont les ramifications sétendent jusquau Liban, en Espagne, en Italie et en Colombie

La prostituée et le cuisinier 

Les grosses saisies de drogue sont souvent le fruit de longues enquêtes. Des filatures sont organisées, les trafiquants sont placés sur écoute téléphonique. Il faut aussi parfois compter sur une bonne dose de hasard. Le 15 avril, aux premières lueurs du jour, les habitants du quartier Sapim, dans la commune de Koumassi, sont interpellés par une jeune passante

Hagarde, très troublée et le visage amoché, elle raconte être prostituée et avoir passé la nuit dans la maison dun hispanique. Une nuit bien agitée. Lappétit sexuel sembletil décuplé par la forte dose de cocaïne consommée, le gaillard en question sest acharné sur elle pendant des heures. Il a même tenté de la forcer à prendre de la drogue. Mécontent dessuyer un refus, il a passé ses nerfs sur elle, avant de la mettre à la porte sans ménagement, sans même la payer

Lorsque les hommes du commissariat de police du 20e arrondissement de Koumassi arrivent sur les lieux, ils trouvent porte close. Après en avoir informé le procureur de la République, Richard Adou, ils décident de forcer lentrée. Loccupant, un Colombien, est particulièrement excité. Il faut le maîtriser. Dans le salon, les policiers tombent sur une cinquantaine de pains de cocaïne, denviron 1,5 kilo chacun. Les hommes de la Direction de la police des stupéfiants et des drogues (DPSD) prennent alors le relais, fouillent de fond en comble la maison et découvrent dans la cave une cargaison encore plus importante de drogue, du matériel servant à son conditionnement, et des passeports

Côte dIvoire : les coulisses de la saisie record de deux tonnes de cocaïne 

Le Colombien est interpellé. Il ne sexprime ni en français ni en anglais. Avec laide d‘un traducteur, lhomme raconte finalement être arrivé en Côte dIvoire il y a un mois et demi, être employé pour garder et assurer lentretien de la maison louée 200 000 F CFA (environ 300 euros) par mois. Le tout pour un salaire mensuel de 1 200 euros. Il assure par ailleurs ne pas connaître l’identité de ses employeurs. Son téléphone est saisi. Son répertoire a la particularité de ne contenir que huit numéros. Lun deux est espagnol. « À qui appartientil ? » demandent les policiers. « À un Espagnol qui se trouve en Espagne », répond le Colombien. Manque de chance pour lui, le numéro est localisé à San Pedro, la ville de lOuest qui abrite le deuxième port du pays, et son propriétaire est connu par la maréchaussée de la ville. Il se nomme Miguel Angel Devesa Mera, habite dans le quartier Balmer, niché sur le bord de mer

« Air Cocaïne » 

À 51 ans, cest une figure confirmée du trafic de drogue. Connecté avec la mafia galicienne, région dEspagne dil est originaire, il a passé plusieurs années en prison à Bamako, au début des années 2010. Accusé davoir assassiné lun de ses associés dans datroces circonstances, il a ensuite été suspecté dêtre lun des rouages du scandale « Air cocaine », du nom de cet avion ayant atterri en 2009 dans le nord du Mali avec de la cocaïne à bord. Son avocat parvient à faire annuler la procédure et il est finalement libéré en août 2012. Miguel Angel Devesa Mera végète ensuite encore quelques années à Bamako. Il atterrit à Abidjan en 2020, officiellement comme directeur financier dune entreprise de vente doxygène médical et de glace alimentaire

Il est absent lorsque sa maison de San Pedro est perquisitionnée, le 21 avril. À lintérieur, la police procède à une nouvelle saisie : 1650 plaquettes, soit 1,8 tonne de cocaïne. Au total, en Côte d‘Ivoire, le bilan sélève à 2,057 tonnes pour une somme estimée à 41,1 milliards de F CFA

Grâce à lanalyse des téléphones, les arrestations se succèdent à Abidjan comme à San Pedro. Une vingtaine de personnes sont 

appréhendées. Elles sont de nationalité ivoirienne, portugaise, espagnole, marocaine, colombienne. Toutes sont soupçonnées de faire partie dun important réseau de trafic de drogue opérant en Afrique de lOuest et se servant de la Côte dIvoire comme dune zone de transit entre lAmérique du Sud, précisément le Paraguay, et lEurope. Acheminée par bateau ou par avion, la drogue est ensuite transférée en petites quantités au Sahel, avant dêtre exportée. Selon la police espagnole, entre 50 et 60 tonnes de cocaïne passeraient par cette voie chaque année

Miguel Angel Devesa Mera est intercepté à son domicile de la huppée station balnéaire dAssinie alors quil tentait de prendre la mer avec sa femme, ses enfants et sa mère. Avec Picabea Carnes Aitor, un compatriote, il est accusé dêtre le principal cerveau du réseau. Comme JA la révélé, parmi ses lieutenants figurent Gustavo Alberto Valencia Sepulveda, de nationalité colombienne, interpellé à Koumassi, et José Maria Muniz Cadabal, un Espagnol de 47 ans présent depuis plusieurs années en Côte dIvoire, il avait ouvert une école de commerce. Ce dernier est connu sous le pseudonyme de « Virus » par les services français et espagnols. Avec Picabea Carnes Aitor, ils furent impliqués, le 1er décembre 2021, dans une rocambolesque tentative de transbordement de drogue au large du Golfe de Guinée

Côte dIvoire : nouvelles révélations sur la saisie record de deux tonnes de cocaïne 

Ce jour, La Civelle, une embarcation appartenant à la société de Devesa Mera, tombe en panne à 300 miles nautiques des côtes ghanéennes. Léquipage espagnol lance un appel de détresse à son ambassade en Côte dIvoire qui contacte un pétrolier croisant non loin. Un dépannage durgence est lancé. Pourtant, malgré cette situation délicate, les membres de léquipage se montrent dabord réticents à laisser monter les secours à bord, puis refusent quils accèdent à la salle des machines. Le pétrolier décide de rebrousser chemin

Cest finalement sur une embarcation de pêcheurs que léquipage parvient à rejoindre la côte ghanéenne, abandonnant La Civelle. Arrivés sur la terre ferme, ils sont interrogés par la police, qui les relâche, faute de preuves. « Nous les soupçonnons dêtre parvenus à récupérer la cargaison plus tard », explique une source policière ivoirienne

Boom de la blanche 

Combien de bateaux réussissent chaque année à décharger leur cargaison de drogue sur les côtes ivoiriennes ? Les autorités parviennent, ici et , à réaliser de belles saisies. En février 2020, 411 kilogrammes de cocaïne pour une valeur estimée à 40 millions de dollars sont découverts par la marine ivoirienne à bord dune pirogue naviguant à lentrée du canal de Vidri. La drogue a été récupérée au large, sur un voilier pisté par le Centre opérationnel danalyse du renseignement maritime pour les stupéfiants (MAOCN). Elle devait ensuite être convoyée dans un village de pêcheurs ghanéens jouxtant le port dAbidjan

La cocaïne est stockée par les autorités au sein de la base navale en attendant sa destruction. Le lendemain, au petit matin, la marine repère une embarcation légère dant aux alentours. Interrogées, les deux personnes présentes à son bord affirment faire du repérage en vue de lacquisition dun bien immobilier. « Il sagissait plus vraisemblablement de complices qui voulaient voir si la cargaison était récupérable », estime une source proche des renseignements français

Lépisode pose la question des complicités locales. Si la Côte dIvoire est en passe de devenir une zone de transit, comme le concède Vagondo Diomandé, les narcotrafiquants bénéficient forcément de couvertures. Jusquà quel niveau ? Selon différentes sources sécuritaires françaises, le Groupement aérien de transport et de liaison (GATL), dont la base est mitoyenne de l‘aéroport, a été utilisé à plusieurs reprises, ces dernières années, pour entreposer dimportantes quantités de drogue. Des avions faisaient également escale dans ses installations

À Abidjan, la poudre blanche est un sujet de discussion récurrent. Sa consommation locale, notamment au sein de la haute société, a fortement augmenté ces dernières années, sans quon puisse exactement la quantifier. Le boom de limmobilier est suspecté de servir à blanchir de largent. La présence dimmeubles vides pouvant servir à couvrir des loyers fictifs attire lattention

La Grande Loge 

Et cest sur cette piste que lenquête entamée en avril se poursuit. Au début de juin, plusieurs policiers ivoiriens se rendent à Lyon, au siège dInterpol. Lorganisation internationale a été sollicitée par le directeur général de la police ivoirienne, le général Youssouf Kouyaté. Autour de la table, des policiers italiens, colombiens, espagnols, français, ainsi que des agents de la Drug Enforcement Administration (DEA), lagence fédérale américaine de lutte contre la drogue. Lors des discussions, les officiers ivoiriens apprennent notamment que lindividu interpellé dans la maison de Koumassi est recherché en Colombie pour trafic. Selon nos informations, une liste de huit numéros de téléphone de personnes susceptibles dêtre impliquées dans ce vaste trafic leur est également communiquée par la police italienne. Parmi eux figurent ceux dhommes daffaires bien connus sur la place dAbidjan : Richard Ghorayeb, Dominique Henri Amata, Hussein Taan et Morizio Coco

IvoiroLibanais très proche de certaines hautes sphères politiques, le premier est propriétaire dune entreprise de transport de produits pétroliers héritée de son père. Il a notamment pour client un important trader de la place. Installé de longue date en Côte dIvoire, le Français Dominique Henri Amata dirige plusieurs sociétés (dont lentreprise de sécurité 911). Il est également associé dans lhôtellerie et les loisirs avec un autre homme daffaires, Renaud Chauvin, qui possède la très prisée Maison dAkoula, à Assinie. Les deux hommes tiennent également une société commercialisant les vins Châteaux de France et certaines liqueurs 

Crédits à la consommation, trafics danimaux, revente de chocolat... Les nouvelles sources de financement du terrorisme 

Éminents membres de la Grande Loge de Côte dIvoire (GLCI), tous deux sont issus de la loge des princes dAssinie, fondée par AlainRichard Donwahi, ancien ministre de la Défense, puis des Eaux et Forêts, aujourdhui président de la COP 15 de la Convention des Nations unies pour la lutte contre la désertification. Ils ont été suspendus de la loge à titre conservatoire

FrancoIvoirien dorigine libanaise, Hussein Taan est, lui, le gérant de lenseigne de pâtisserie Des gâteaux et du pain, fondée par son père en 2008. Enfin, lItalien Maurizio Coco est ingénieur en bâtiment 

Convoqués par la police fin mai, Ghorayeb et Taan se sont présentés à la préfecture de police. Coco et Amata ont quant à eux été interpellés, le deuxième alors quil allait embarquer dans un avion de la Royal Air Maroc (RAM), officiellement pour rejoindre sa femme, marocaine, en vacances. Bien que présumés innocents, tous sont depuis en détention préventive pour des charges de trafic de stupéfiants, de blanchiment et de recel

« Spaghetti connection » 

Les premiers éléments de lenquête nont pas permis détablir de liens directs entre ce groupe et le réseau espagnol et sudaméricain démantelé. En revanche, leurs téléphones ont régulièrement borné au même endroit. Le cellulaire de lun dentre eux a par exemple été localisé le 11 mars à 14h02 à proximité dune employée ivoirienne de Miguel Angel Devesa Mera

Surtout, tous semblent être liés de près ou de loin à lune des trois personnes encore recherchées par les autorités ivoiriennes, lItalien Bartolo Bruzzaniti. Ce dernier na pas 

été signalé sur le territoire ivoirien depuis mars. Selon nos informations, il a pris la direction de lItalie après un long séjour au SudLiban. Son père et son frère, qui résident à Abidjan, nont pas été inquiétés

Implantée dans le nord de lItalie, la famille Bruzzaniti est connue pour être lun des clans historiques de la Ndrangheta, la mafia calabraise, parmi les plus puissantes au monde, et 350 de ses membres sont jugés depuis janvier 2021. Le rôle de la Ndrangheta avait déjà été évoqué, en juin 2019, lors de la dernière grosse saisie de drogue en Côte dIvoire. Un réseau international surnommé la « Spaghetti connection » avait alors été démantelé

Âgé de 46 ans, Bartolo était déjà sur la liste des suspects mais navait pas été inquiété, faute de preuves. Ses biens avaient néanmoins été gelés par la justice italienne en 2020. À Abidjan, son frère Antonio sest associé avec Maurizio Coco dans une entreprise de construction, Italia Construction, soupçonnée dêtre utilisée pour blanchir l‘argent du trafic. Cette entreprise devait bientôt entamer lédification dune maison pour le compte dHussein Taan dans le quartier de la Riviera Golf, sur un terrain acheté il y a huit ans par son père. La défense dHussein Taan confirme ces informations mais précise que ce dernier avait, à cette occasion, souscrit un prêt de 400 millions de F CFA auprès dOrabank. « Le terrain a pour le moment simplement été déblayé », précise une source proche de la famille. Bartolo Bruzzaniti et Hussein Taan sétaient rencontrés il y a quelques années alors que le premier venait de vendre une usine dhuile de palme

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En avril 2015, Hussein Taan sassocie avec un autre Italien, Giacomo Monastero, pour créer la société Pasta e Pizza. Ce dernier revend ses parts à Bartolo Bruzzaniti un an plus tard. Bartolo et son frère, Antonio, possèdent à eux deux 45 % des parts de lentreprise. « Hussein Taan navait pas connaissance des faits reprochés à son associé. Il conteste toutes les accusations formulées à son encontre. Son dossier est vide », affirme à JA son avocat

Le nom de Richard Ghorayeb était également apparu lors de lenquête sur la Spaghetti Connection. Il aurait notamment tenté dintercéder en faveur dune des personnes arrêtées. « Richard aime rendre des services, mais il na pas le profil dun trafiquant de drogue. Il ne vit pas dans le luxe, possède la même voiture depuis des années », assure lun de ses vieux amis

Suivie avec une attention particulière par la communauté internationale, lenquête se poursuit. Elle doit notamment permettre détablir les liens précis entre tous ces acteurs, et les possibles connexions entre le réseau démantelé en juin 2019 et les personnes arrêtées récemment. « Les deux réseaux sentremêlent », assure une source policière ivoirienne. « Pour le moment, il ny a pas assez de preuves pour lassurer avec certitude », nuance une autre source proche de l’enquête

Le dossier est instruit par les services du procureur Richard Adou, du tribunal dAbidjan Plateau, ainsi que par ceux de Blanche Essoh Abanet, présidente du Pôle pénal économique et financier 

Selon nos informations, cette dernière a émis une commission rogatoire afin deffectuer une enquête de patrimoine sur les individus suspectés. Richard Ghorayeb, Dominique Henri Amata, Hussein Taan et Maurizio Coco doivent 

être auditionnés prochainement. En attendant, ils croupissent en détention préventive à la Maca, dans une aile différente et sans contact avec le réseau de trafiquants espagnols. Laffaire dont tout le monde parle à Abidjan est loin davoir livré tous ses secrets

JA