- La Turquie moderne prolonge un héritage impérial marqué par conversions forcées, génocides, esclavage de masse et marginalisation systémique des chrétiens, dont la population est passée de 20 % à moins de 0,3 % en un siècle.
- Le rapport de l’ECLJ expose un système juridique, administratif et social hostile : absence de statut légal des Églises, confiscation de biens, fermeture de séminaires, ingérences étatiques, violences directes, discours de haine et expulsions arbitraires depuis 2016.
- Membre de l’OTAN, partenaire clé de l’UE (rôle de barrage) et acteur central du Caucase, la Turquie neutralise toute critique. L’indifférence internationale permet la poursuite d’une politique de pression et d’effacement des chrétiens.
- Néo-ottomanisme et panturquisme structurent une stratégie visant à créer un espace pro-turc continu, des Balkans à l’Asie centrale. Le corridor de Zanguezour et le sort de l’Arménie (abandonnée lors de la récente invasion qui a mené à la chute du Haut-Karabakh) en sont des manifestations visibles.
Les persécutions des chrétiens, souvent invisibilisées, se concentrent dans deux contextes : les régimes d’extrême gauche (Nicaragua, Laos, Cuba…) et les pays musulmans. Dans une grande partie du globe, le christianisme n’est pas seulement marginalisé, il est juridiquement criminalisé. Dans plusieurs États, la loi permet d’emprisonner, de torturer ou de condamner à mort, et la présence des chrétiens bute sur un appareil juridique conçu pour les empêcher d’exister. S’y ajoutent des groupes islamistes (ou affiliés) responsables de massacres, enlèvements et déplacements forcés que nous avons déjà documentés (Nigéria, Soudan, par exemple), sans que cela émeuve outre mesure.
Héritière d’un territoire jadis berceau du christianisme (avant les conquêtes turco-musulmanes et la domination ottomane), la Turquie moderne a vu en un siècle sa population chrétienne chuter de 20 % à moins de 0,3 %. Elle prolonge l’héritage d’un empire ottoman (aucun empire occidental n’a autant duré) qui pratiquait conversions forcées, déportations, génocides, enlèvements d’enfants chrétiens (convertis de force et intégrés en soldats d’élite, les « janissaires »), ainsi qu’un esclavage massif structuré par plusieurs traites (orientale, caucasienne, méditerranéenne et tataro-ottomane) ayant réduit en servitude 5 à 10 millions d’Européens, de Caucasiens et d’Africains sur près de 6 siècles. Cette traite ottomane s’inscrit dans l’ensemble des traites orientales (dont la traite arabe est centrale), pratiquées pendant près de treize siècles. Pour rappel, le dernier marché d’esclaves « officiel » a fermé à La Mecque en 1962. À cela s’ajoutaient des persécutions et des massacres de populations chrétiennes et non musulmanes : Grecs, Arméniens, Assyriens et Syriaques (Irak/Syrie/Turquie), Chaldéens (Irak), mais aussi Kurdes, Juifs romaniotes (Grèce) et séfarades (Balkans–Anatolie), Circassiens (actuelle Russie) et Géorgiens. L’Empire ottoman se distinguait aussi par une domination graduelle, car il pouvait accorder une autonomie locale, en misant sur la démographie et les déplacements de populations pour s’imposer sur la durée. Là où ce plan a échoué, la stratégie a viré à la violence et débouché sur les génocides du début du 20e siècle. Ce déclin prolongé s’explique aujourd’hui par un système juridique, administratif et social hostile, hérité des politiques d’homogénéisation, centré sur l’identité turque et l’Islam sunnite. Le Centre européen pour le Droit et la Justice publie un rapport (en sélection) détaillant les violences, discriminations et mécanismes institutionnels qui touchent ce qu’il reste des chrétiens de Turquie.
Ce dernier retrace d’abord les grandes étapes du recul chrétien : massacres successifs, pogrom d’Istanbul en 1955, expulsions de 1964, puis un arsenal juridique et administratif destiné à affaiblir durablement les Églises (pas de statut légal, contrôle du clergé, fermeture du séminaire de Halki en 1971). Il décrit ensuite la situation actuelle, structurée par trois niveaux de pression. D’abord, la violence directe avec des attaques d’églises, des agressions de prêtres ou de pasteurs, des intimidations et homicides rarement reconnus comme crimes de haine. Puis la violence culturelle avec des discours hostiles dans les médias proches du pouvoir, une assimilation des chrétiens à des agents étrangers, la négation du génocide arménien, des programmes scolaires centrés sur une identité turco-sunnite. Enfin, une violence structurelle : l’impossibilité d’obtenir une personnalité juridique, des obstacles à l’ouverture de lieux de culte, une surveillance accrue et l’expulsion systématique et arbitraire de chrétiens étrangers depuis 2016. Il met aussi en lumière un système de dépossession organisé : des milliers d’églises, monastères, écoles et hôpitaux saisis ou placés sous tutelle, malgré les condamnations répétées de la Cour européenne des droits de l’homme. Toutes les confessions chrétiennes sont visées et la Turquie ignore les obligations internationales. L’ensemble révèle une persécution enracinée dans les institutions, l’administration et les récits nationaux.
Si cette réalité reste sous-documentée, c’est qu’Erdoğan dispose de leviers majeurs : membre de l’OTAN, partenaire essentiel de l’UE sur l’immigration, acteur clé en Méditerranée et dans le Caucase, Ankara neutralise aisément toute critique. Cette position s’accompagne d’une doctrine néo-ottomane et d’un panturquisme assumé, visant à constituer un espace continu des Balkans à l’Asie centrale, illustré par le projet de corridor de Zanguezour. Il contournerait l’Iran et relierait la Turquie à l’Asie centrale, tout en accentuant la pression sur une Arménie historiquement prise pour cible, et récemment amputée du Haut-Karabakh, suite à une guerre menée dans l’indifférence (l’intégrité territoriale et la guerre ne sont pas toujours traitées également…). La position du Nakhitchevan (enclave azérie en Arménie) montre comment Ankara et Bakou exploitent la recomposition du Sud-Caucase pour imposer le projet (que Trump a proposé de gérer). Le contraste est saisissant : tandis qu’une expansion russe largement surévaluée (voire fabriquée, comme l’a évoqué Luc Ferry, car « l’ennemi fédère ») monopolise l’attention, l’expansion turque, visible et dangereuse, demeure ignorée.
Reuters

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