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Comment les diasporas sahéliennes font les frais de la crise entre la France et les pays de l’AES

Les dizaines de milliers de Maliens, Burkinabè et Nigériens installés en France, parfois depuis des décennies, subissent de plein fouet les conséquences du divorce entre leur pays d’origine et leur pays d’accueil. 

Comment les diasporas sahéliennes font les frais de la crise entre la France et les pays de l’AES 

Les dizaines de milliers de Maliens, Burkinabè et Nigériens installés en France, parfois depuis des décennies, subissent de plein fouet les conséquences du divorce entre leur pays d’origine et leur pays d’accueil.  

Le ton monterait presque entre Cissé et Sékou. Tisonnant l’intérieur d’un petit brasero traditionnellement utilisé pour préparer le thé, les deux hommes distribuent les mauvais points à leur pays d’origine ou à leur pays d’accueil, en pleine brouille diplomatique. Quand l’un dénonce le « manque de respect » de la France à l’égard du Mali, l’autre fustige la responsabilité « des politiciens maliens corrompus », qui ont relégué leur pays à une position de « dominé ». Une bisbille rapidement dépassée tant les deux locataires du foyer Bara, historique structure d’accueil des Maliens de France, s’accordent sur « le travail accompli par la junte malienne » depuis son arrivée au pouvoir par la force, en 2020. 

Entre Assimi Goïta et Choguel Maïga 

Derrière les murs de brique du bâtiment fraîchement rénové, Brahima Diarra, représentant des résidents de ce foyer de Montreuil, en bordure de Paris, ne dit pas autre chose. « Le monde entier évolue, le Mali aussi. La relation était inégale et les militaires ont dit “stop” », apprécie-t-il. Pour autant, cet homme à la silhouette de géant et au sourire poupin ne renie pas son amour pour cette France où il vit depuis les années 1990. 

Cette double identité est visible sur les murs de sa studette. À côté d’un drapeau français, un photomontage fait maison le place entre Assimi Goïta et Choguel Kokalla Maïga, respectivement président et Premier ministre de la transition malienne. Sur le mur d’en face, une affiche à la gloire des Forces armées maliennes (Fama) et de l’Alliance des États du Sahel (AES) voisine avec une banderole « #NousSommesFrançais ». 

  La relation entre la France et le Mali existera bien après Assimi Goïta. Les militaires n’ont pas le droit de détruire quelque chose de plus grand qu’eux.  

« Les disputes entre le Mali et la France, ce n’est pas nouveau, et ça s’arrange toujours. Il faut juste être patient », prédit-il devant l’écran plat qui diffuse silencieusement une vidéo à la gloire de l’armée malienne sur l’ORTM, la chaîne de télévision nationale. 

Aux alentours du bâtiment, tandis que les plus volubiles se montrent plutôt unanimes face au « regain de souveraineté » du Mali, certains ont le regard fuyant. L’un d’eux propose de faire quelques pas sur le 

côté. « Même si on les entend moins, beaucoup, ici, sont opposés à la junte et veulent des élections au Mali. Pour moi, la situation actuelle n’est de la faute de personne d’autre que des colonels », glisse-t-il. 

Derrière ces propos discrets, on décèle la crainte que les discours parfois un peu rapidement estampillés « anti-français » « ne créent des problèmes » pour les plus de 100 000 Maliens qui vivent en France. « La relation entre les deux pays est historique, et elle existera bien après Assimi Goïta. C’est plus grand qu’eux [les militaires] et ils n’ont pas le droit de détruire quelque chose de plus grand qu’eux », résume notre interlocuteur. 

Double loyauté 

Dans la séquence politico-diplomatique qui a opposé la France au Mali, puis au Burkina Faso et au Niger, nombre de Sahéliens de France disent d’être sentis pris en étau, déchirés entre les deux nations qui composent leur identité. À la tête du Conseil des Nigériens de 

France (Conif) depuis 2014, Adam Oumarou Aboubacar a parfois eu  le sentiment de devoir « rendre des comptes ». 

En France, on nous demande de condamner le putsch. Au Niger, certains nous considèrent comme des traitres. Moi, j’estime qu’une double loyauté est possible. 

Adam Oumarou Aboubacar  Président du Conseil des Nigériens de France 

Ses membres, qu’ils soient pro- ou anti-putschistes, ont sommé l’association de se prendre position. Elle a aussi fait l’objet d’une forme de pression de la part des autorités françaises. « Peu de temps après le putsch, nous avons contacté le ministère français des Affaires étrangères afin de discuter de la situation des étudiants nigériens inscrits dans des établissements français et bloqués au Niger en raison de la suspension de la délivrance des visas. Dès notre première réunion, on nous a demandé si l’on condamnait ou pas le coup d’État. Ça semblait être un préalable à tout échange », raconte cet employé de l’industrie automobile. 

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Une position « d’équilibriste » pour cette association qui revendique son ADN apolitique, mais aussi pour ses membres. « Je suis binational. Nigérien, et aussi Français. La France, c’est le pays où je vis, où est né mon enfant. Si elle était attaquée, je prendrais les armes pour la défendre. Mais ça ne veut pas dire que je peux renier mon pays d’origine pour autant. J’ai parfois le sentiment qu’on nous intime de choisir un camp. En France, on nous demande de condamner le putsch. Au Niger, certains nous considèrent comme des traitres. Moi, j’estime qu’une double loyauté est possible », se défend Adam Oumarou Aboubacar. 

Le Malien Brahima Diarra devant la résidence Bara, à Montreuil, le 3 avril 2024. © YVES FORESTIER pour JA 

Pour évoquer leur position, certains filent la métaphore d’un mariage finissant. Une analogie qui fait écho à celle qu’avait employée Choguel Kokalla Maïga, le Premier ministre malien, aux premiers moments de la crise. « La France et le Mali constituent un vieux couple, il peut y avoir des scènes de ménage mais il n’y aura pas de divorce », confiait-il à Jeune Afrique en octobre 2021. 

L’interdiction faite à l’armée malienne d’entrer à Kidal et le soutien de Paris au MNLA ont été mal vécus. 

Materim Fofana Un Franco-Malien 

Le divorce a pourtant bien eu lieu, mettant des dizaines milliers de Maliens – puis de Burkinabè et de Nigériens – de France dans l’embarras. « Le Burkina Faso, c’est ma mère, et la France mon père, pourquoi devrais-je choisir entre les deux s’ils se séparent ? », se demande Rachid Congo, fraîchement élu à la tête de l’Union des  associations burkinabè de France (UABF). 

La plaie de Kidal 

Étudiants, retraités, ouvriers, cadres, originaires du Mali, du Burkina Faso ou du Niger, beaucoup vivent la situation comme « une blessure », mais n’ont pas été « surpris ». « Nous avons senti la tension monter, ces dernières années. La France paie aujourd’hui ce qui a été considéré comme des décennies d’ingérence », avance Fawzi Banao, un doctorant burkinabè qui vit en France depuis 2015. Passé colonial, interventionnisme, relations jugées « déséquilibrées », 

« condescendance » de Paris : les griefs sont nombreux. 

Ils prennent parfois la forme d’un événement précis. Pour Materim Fofana, un Franco-Malien arrivé sous la présidence de Pompidou, au début des années 1970, le point de rupture s’appelle Kidal. « Quand, sous [le quinquennat de] François Hollande, la France a libéré le Mali, les Maliens étaient tous favorables à la France, mais l’interdiction faite à l’armée malienne d’entrer à Kidal et le soutien de Paris au MNLA [mouvement rebelle indépendantiste du Nord du pays] ont été mal vécus », explique-t-il depuis les locaux de l’association de quartier qu’il a fondée à Asnières, en banlieue parisienne. 

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Affaire de Kidal, présidents sahéliens convoqués par Emmanuel Macron à Pau en janvier 2020 pour « clarifier » leur position à l’égard de la France… Les épisodes varient, le sentiment d’humiliation, lui, reste le même. « Avec l’arrivée au pouvoir d’Emmanuel Macron, tout a empiré. Il ne prend pas les dirigeants africains au sérieux, il les infantilise, les traite avec condescendance », déplore Materim Fofana. 

Le Burkina Faso a manqué de courtoisie dans la forme. Il n’était pas nécessaire d’employer des méthodes belliqueuses. 

Rachid Congo Patron de l’Union des associations burkinabè de France 

Samba Gassama, binational lui-aussi, est arrivé en France en 1986, dans les mois qui ont suivi sa naissance à Bamako. Loin de soutenir la junte malienne, le trentenaire n’en blâme pas moins les « discours incendiaires » et les « erreurs d’appréciation » d’un président Macron qui, en 2018, « alors que la société civile se battait pour un changement de régime, a félicité Ibrahim Boubacar Keïta [qui sera renversé en 2020] avant même que la Cour Constitutionnelle ait validé l’élection ». 

Des diasporas écartelées 

Premier maillon de la ceinture putschiste sahélienne, le Mali fut le premier à ferrailler avec la France. Invectives de part et d’autre, renvoi des autorités diplomatiques et consulaires, rappel des coopérants, dénonciation des accords militaires… Le scénario s’est répété quasi à l’identique au sein de ce que l’on n’appelait pas encore l’Alliance des États du Sahel (AES). 

Une fois consommée, la rupture a laissé les diasporas écartelées entre une forme d’adhésion aux discours prônant la « souveraineté retrouvée », et la crainte de l’escalade. « Il y a le fond et il y a la forme », fait valoir Rachid Congo, de l’UABF. « Parmi les Burkinabè de France, toutes ces décisions ont fait débat. Le Burkina avait objectivement des raisons de demander le départ des militaires français, qui n’ont pas su stopper la progression des groupes jihadistes. C’était un choix légitime, mais le Burkina Faso a manqué de courtoisie dans la forme. Il n’était pas nécessaire d’employer des méthodes belliqueuses », tranche cet ingénieur en génie logiciel, aujourd’hui employé de banque. 

« Bien sûr, chaque pays est souverain, mais il faut tenir compte des  citoyens. L’escalade diplomatique entre Paris et Bamako n’a pas épargné la société civile », renchérit Fatoumata Bouné, responsable de la culture, de l’éducation et de la jeunesse au sein du Haut-conseil des Maliens de France (HCMF). « Au sein de la diaspora, nombre de porteurs de projets ont perdu des financements lorsque Paris a suspendu son aide au développement à destination du Mali. Nous avons contacté les autorités françaises, plaidé en faveur de la reprise de l’aide. Puis le Mali a décidé d’interdire les associations financées par la France. Il a fallu se tourner, quand cela était possible, vers des financements privés ou chercher l’appui de pays tiers. » 

Suspension des visas 

Pour d’autres, la querelle diplomatique a viré au casse-tête administratif, tandis que la délivrance de visas pour la France a été suspendue. « En 2014, ma sœur, qui vit toujours au Niger et souffre d’épilepsie, est venue en France pour recevoir des soins médicaux auxquels elle n’a pas accès à Niamey. Aujourd’hui, si elle devait venir se faire soigner, elle n’obtiendrait pas de visa, il lui faudrait s’orienter vers un autre pays comme le Maroc. Or aller se faire soigner dans un pays où l’on ne connaît personne engendre des difficultés supplémentaires », raconte Hassan Tchiroma Aboubacar, un informaticien nigérien arrivé en France en 2007 pour y suivre des études. 

Comme lui, nombre des membres de la diaspora nigérienne de France sont des étudiants ou d’anciens étudiants qui, une fois diplômés, sont restés dans l’Hexagone et y travaillent. « Chaque année, nous accueillons entre 400 et 600 nouveaux étudiants du Niger. À la rentrée universitaire qui a suivi le coup d’État de juillet 2023, il n’y en a eu que 200 ou 250. Les autres sont restés bloqués, faute de visas », soupire Adam Oumarou Aboubacar. 

Étudiants, enseignants-chercheurs ou travailleurs : « Quand nous avons cherché à plaider leur cause auprès des autorités françaises, on nous a dit qu’ils étaient les dommages collatéraux de la situation, que la France avait suspendu toute coopération avec le Niger et que,  

malheureusement, l’enseignement supérieur ne faisait pas exception », ajoute le président du Conif. 

À Bamako, Ouagadougou ou Niamey, des centaines d’aspirants étudiants se trouvent dans l’incapacité d’obtenir un visa. D’autres, qui ont déjà introduit leur demande, voient leurs passeports bloqués plusieurs semaines au sein des entreprises à qui Paris sous-traite la constitution et le suivi des dossiers. « Rien qu’au sein de notre structure, nous avons reçu 140 dossiers de jeunes, inscrits dans des établissements d’études supérieures en France et dont les visas étaient bloqués. Certains ont obtenu de ces universités un délai de tolérance et ont fini par avoir leur visa, mais pas tous », déplore Rachid Congo. 

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La situation n’est guère plus confortable avec un titre de séjour en poche. « Certains de mes compatriotes se demandent s’il ne vaut pas mieux se tourner vers d’autres pays francophones, comme le Canada, qui entretiennent des relations plus apaisées avec le Burkina Faso. Des étudiants et des travailleurs craignent que ces bouleversements ne compromettent leurs perspectives professionnelles en France et vivent dans la crainte que leur carte de séjour ne soit pas renouvelée », souligne Fawzi Banao. 

Air France clouée au sol 

Entre Paris et les capitales du Sahel, la friture sur la ligne a gagné les airs et cloué au sol les appareils d’Air France en provenance ou à destination de Bamako, Ouagadougou ou Niamey. La mesure pourrait paraître anodine, puisque le Sahel est toujours desservi par les compagnies turques ou marocaines. « Cela complique quand même beaucoup les voyages. Ce sont des vols plus longs, plus fatigants »,  

corrige Materim Fofana, qui, à 76 ans, trouve les longues escales nocturnes à Istanbul ou Casablanca particulièrement éprouvantes. 

Il s’y contraint malgré tout une à deux fois par an afin de rentrer au pays. Une pensée le taraude, pourtant. Celle du dernier voyage, s’il devait avoir lieu avant que la France et le Mali ne se soient réconciliés. Tous nés en France, les sept enfants de Materim Fofana n’ont que la nationalité française. Faute de passeport malien, le pays de leur père leur est pour l’instant inaccessible. « Je veux être enterré au Mali. Or, dans la situation actuelle, mes enfants ne pourraient pas accompagner ma dépouille. Pour moi, c’est inimaginable. » 

Jean Moliere  Source JA

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