Selon le FMI, l’écart entre les PIB des deux pays devait dépasser 24 milliards de dollars fin 2022, soit l’équivalent de l’économie du Sénégal. Que s’est–il passé
Côte d’Ivoire–Cameroun, la grande divergence (1/3) – Qu’a–t–il donc vu dans les chiffres de la comptabilité nationale ? Qu’est–ce qui a pu l’alarmer dans la progression économique du pays? À 81 ans, dont douze années passées à la tête de la Côte d’Ivoire, Alassane Ouattara compte moult raisons de se réjouir de son bilan économique. Dans la très vieille querelle de bons élèves entre Abidjan et Douala pour le leadership en Afrique subsaharienne francophone, la Côte d’Ivoire a retrouvé son assurance des années 1970-1980, et pris une avance décisive depuis 2011 et la fin d’une décennie de crise politico–militaire.
Côte d’Ivoire–Cameroun, la grande divergence .Sous son égide, le PIB ivoirien a crû de 35 milliards de dollars en monnaie courante entre 2010 et 2021. Soit l’évolution du PIB camerounais durant les quarante années d’exercice de Paul Biya (38 milliards de dollars).
Selon le FMI, l’écart entre les PIB des deux pays devrait dépasser 24 milliards de dollars fin 2022, soit l’équivalent de l’économie du Sénégal. En une décennie, l’avance d’Abidjan sur Douala a quadruplé. De 250 dollars internationaux (qui mesurent la parité de pouvoir d’achat), la différence de PIB par habitant entre les locomotives de l’Uemoa et de la Cemac a été multipliée par sept, à 1700 dollars internationaux, en dix ans. Au rythme actuel, l’économie ivoirienne devrait passer le cap des 100 milliards de dollars à l’horizon 2027, soit 40% de plus que le Cameroun. Qu’est–ce qui peut donc perturber l’exécutif ivoirien ?
Accélération qualitative de la croissance
<< Si la Côte d’Ivoire et le Cameroun étaient côte à côte durant les années 2000, c’est que la première était en crise et que le second continuait de croître à un rythme sous–optimal mais régulier. La question est plutôt « Qu’est–ce que la Côte d’Ivoire a fait de différent ? » >> s’interroge David Cowan, économiste en chef pour l’Afrique au sein de Citigroup. << Le taux de croissance réel moyen de la Côte d’Ivoire n’a été que de 0,4 % pendant les crises politiques successives qui se sont déroulées entre le coup d’État de 1999 et la courte guerre civile du début de 2011 », rappellent Aurélien Mali et ses collègues de l’agence de notation Moody’s, qui attribuent à l’État ivoirien la note de crédit de Ba3, avec des perspectives positives – deux crans au–dessus de celle du Cameroun. « Depuis l’arrivée au pouvoir d’Alassane Ouattara, en 2011, ses administrations ont permis une accélération quantitative et qualitative de la croissance, notamment dans les secteurs de l’industrie manufacturière, de la construction et des services. Le PIB a gagné 7,4 % en moyenne entre 2012 et 2021 », poursuivent–ils.
Côte d’Ivoire : impôts, green bonds… Comment Patrick Achi va financer un budget ambitieux << Il y a eu un effet de rattrapage après la crise, certes, mais il y a aussi un effet endogène de croissance forte et une diversification de l’économie ivoirienne qui permet de créer un facteur d’accélération »>, analyse Paul–Harry Aithnard, directeur d’Ecobank en Côte d’Ivoire et
pour la zone Afrique de l’Ouest francophone. Selon l’économiste Denis Cogneau, qui a longtemps suivi les deux pays, << en Côte d’Ivoire, les sources de croissance sont beaucoup plus fortes, depuis 2012 ». Et de citer, pêle–mêle : le désenclavement et l’explosion de la production, notamment d’anacarde dans le Nord, ainsi que la reprise d’une économie de services régionale. Le retour de l’aide internationale a soutenu cette croissance, note l’économiste français. Le stock de crédits du FMI et d’allocations de droits de tirage spéciaux en faveur de la Côte d’Ivoire a bondi de 1,1 milliard de dollars en 2011 à 3,65 milliards en 2021, contre 1,78 milliard au Cameroun.
Serge N’Guessan, directeur du bureau Afrique centrale de la BAD, voit trois facteurs déterminants dans cette différence de
trajectoire. Premièrement, la diversification accrue de l’économie ivoirienne, y compris dans l’agriculture, où << l’ensemble des spéculations –
cacao, anacarde, huile de palme, bananes – se sont modernisées ». Deuxièmement, le recul des cours du pétrole et la crise sécuritaire, qui ont durement affecté le Cameroun, alors que << la crise des années 2000 avait pour l’essentiel épargné les bastions du cacao » en Côte d’Ivoire. Enfin et surtout, il existe << une différence dans l’efficacité des investissements, la rigueur et la performance dans l’application des réformes ».
Investissements peu productifs
Une analyse qui rejoint celle de l’avocat d’affaires Jacques Jonathan Nyemb. << Le Cameroun pâtit structurellement de la persistance d’investissements peu productifs en raison de la faible maturation des projets et d’un environnement des affaires délétère. Sans oublier un déficit d’appropriation par le secteur privé de l’agenda de transformation du pays. Il est urgent de réformer le cadre du dialogue État–secteur privé au Cameroun, pour plus d’inclusion, de concertation et de consensus dans la conception, l’adoption et le suivi ainsi que l’évaluation des politiques publiques »,
assure l’avocat, par ailleurs administrateur et porte–parole du Groupement inter–patronal du Cameroun (Gicam).
L’un de ses compatriotes, ancien fonctionnaire à la Banque mondiale, ajoute : << Le barrage ivoirien de Soubré [275 MW] a été livré en 43 mois, soit une année en avance. En revanche, celui de Mewvele’e, au Cameroun, dont la première pierre a été posée en 2011, commence à peine à livrer ses premiers mégawatts. >> Si, comme le répète Akinwumi Adesina, le patron
de la BAD, « l’électricité, c’est le sang de l’économie«<, depuis 2011, chaque nouvel habitant de la Côte d’Ivoire a reçu en partage assez de kWh supplémentaires pour alimenter une voiture électrique pendant six mois. Tandis que son homologue camerounais a livré à peine de quoi alimenter un lave–vaisselle (sauf le week–end). BAD: Akinwumi Adesina, un président pressé .Cette faiblesse dans le développement des projets d’infrastructures se traduit par un encours de dette contractée mais non décaissée – sur laquelle le pays doit payer des frais – estimé à 3 673 milliards de F CFA (5,6 milliards d’euros) à la fin de 2021, par le FMI, soit 14,6% du PIB (+500 milliards de F CFA sur un an). « La non–complétion des grands projets d’infrastructures contribue à cette croissance sous–optimale au Cameroun. Le fait qu’il n’y ait toujours pas d’autoroute à quatre voies entre les deux principales villes du pays, dont son principal port, est incompréhensible », complète
David Cowan. << Les ministres du Cameroun ont les aptitudes techniques nécessaires. Ce qui manque, c’est la prise de décision », constate l’économiste britannique. << Durant les huit prochaines années, nous allons intensifier l’appui à l’industrialisation, poussée par le secteur privé. Je suis confiant.
Quand on voit les indicateurs macroéconomiques et le potentiel du pays, les perspectives sont favorables. Il faudra renforcer
la résilience face aux chocs extérieurs. Et bien produire, non seulement pour consommer aussi ce qui se produit sur place mais aussi pour positionner le Cameroun sur les grandes chaînes de valeurs internationales »>, assure pour sa part Serge N’Guessan de la BAD.
Facteurs de production
Devant ce tableau plutôt flatteur – et prometteur pour Abidjan, comment comprendre la trépidation ressentie du côté des
autorités ivoiriennes ? L’exécutif, malgré une décennie de croissance remarquable, a pourtant pris les devants. Et la Côte d’Ivoire est le premier pays africain à avoir requis de la Banque mondiale une analyse approfondie de son
<< diagnostic de croissance » dans le cadre de la nouvelle stratégie régionale << Soutenir la transformation de l’Afrique ». Ce que révèle ce passage au scanner de l’économie ivoirienne, c’est qu’en dépit des progrès importants réalisés depuis une douzaine d’années, la croissance du PIB réel a << commencé à ralentir en 2015, atteignant un taux annuel moyen de 7,3 % en 2016 et 2017, et de 6,9 % en 2018 et 2019 » – avant la pandémie de Covid–19 et la crise en Ukraine.
LA CAPACITÉ D’UN PAYS À AMÉLIORER SON NIVEAU DE VIE DÉPEND PRESQUE ENTIÈREMENT DE SA CAPACITÉ À AUGMENTER SA PRODUCTION PAR TRAVAILLEUR
Une donnée en particulier a dû retenir l’attention du gouvernement: la productivité globale de l’économie. Pour la comprendre, une image est particulièrement efficace : avec les mêmes ingrédients – œufs, vinaigre, moutarde, huile, un cuisinier lambda réalisera à grand- peine des œufs frits quand son concurrent, lui, fera des œufs mayonnaise qui seront vendus plus cher aux clients du restaurant. Une différence d’efficacité que les économistes appellent la productivité globale des facteurs de production. << La productivité n’est pas tout, mais, à long terme, elle représente presque tout. La capacité d’un pays à améliorer son niveau de vie au fil du temps dépend presque entièrement de sa capacité à augmenter sa production par travailleur », selon le Prix Nobel d’économie Paul Krugman.
Capital humain
Ce que l’étude de la Banque mondiale montre, c’est qu’après une très forte progression entre 2011 et 2014, la croissance de la productivité réelle par travailleur en Côte d’Ivoire s’est essoufflée. Et, au demeurant, elle ne représente qu’environ 8,4 % de celle d’un travailleur américain sur la période 2012-2017, contre 28% en Asie de l’Est. « La Côte d’Ivoire devra veiller à
ce que les nouveaux investissements soient productifs. Des mesures doivent être prises non seulement pour enrayer le déclin actuel de la productivité totale des facteurs, mais aussi pour accélérer son rythme de croissance », plaide l’institution multilatérale.
LA CROISSANCE ÉCONOMIQUE A UNE DIMENSION POLITIQUE
Transformer définitivement la Côte d’Ivoire en une économie à revenu intermédiaire demandera une poursuite des réformes engagées durant la décennie écoulée et plus d’investissements productifs dans les infrastructures physiques et — surtout — le capital humain du pays.
–<< Il est possible que le développement ne « parle » pas aux gens, politiquement. Cela demande de s’intéresser à des choses comme le taux de rétention, par les étudiants, de ce qu’ils ont appris en cours. Mais la croissance économique a une dimension politique. Certains pays et responsables politiques prennent ces questions au sérieux, d’autres, non », résume David Cowan. Cette attention des
pouvoirs publics aux « détails » tout comme l’aptitude à voir loin, juste et clair expliquent, en toute probabilité, la différence fondamentale de dynamique observée entre Abidjan et Douala sur la décennie écoulée. Et peut–être celles à
venir.
JA