Deux semaines avant la mort de Nahel, Alhoussein Camara, 19 ans, avait lui aussi succombé à un tir policier survenu lors d’un contrôle routier. Discret, le jeune Guinéen nourrissait une passion folle pour le football. Proches, entraîneur et coéquipiers dressent le portrait du « Mbappé d’Angoulême ».
C’est l’histoire d’un contrôle routier qui a mal tourné. Bavure policière pour les uns, situation de légitime défense pour les autres. Chacun campe sur ses positions, et la justice devra trancher. C’est un drame, dans tous les cas, parce que toujours est-il qu’un gamin est parti beaucoup trop tôt. C’était en juin dernier. Cette histoire, cependant, n’est pas celle à laquelle tout le monde pense. Il n’y a pas eu de vidéo circulant abondamment sur les réseaux sociaux. Pas d’ouverture du Journal de 20h, pas de gros titres dans la presse nationale, ni de prises de parole des Bleus. Pas d’émeutes ni de chaos, pas de voiture brûlée ni d’école attaquée. Cette histoire, ce n’est pas celle de la mort de Nahel. C’est celle d’Alhoussein, décédé après avoir été touché par un tir policier le 14 juin, sur le chemin du travail. Comme le rappelle Mediapart dans un long article, il se trouvait au volant de son véhicule et aurait commis un « refus d’obtempérer ». Jusque-là, le jeune homme de 19 ans, au train de vie discret, était inconnu des autorités. À vrai dire, son existence reposait sur deux piliers : son boulot et le foot.
« Il est passé de Nesta à Mbappé »
Originaire de Guinée, Alhoussein Camara débarque en France – et plus précisément à Angoulême – en 2018. Il est loin de sa famille, restée au pays. Il est mineur, encore, mais veut tout faire pour s’en sortir. Après avoir décroché son CAP cuisine, le jeune homme gagne sa vie en travaillant dans un Buffalo Grill du coin, puis enchaîne les missions d’intérim dans une base logistique d’Intermarché. Ses valises, il les a posées à Bel-Air, un quartier prioritaire. Plus précisément au foyer de jeunes travailleurs Pierre-Sémard, où il suscite la confiance des autres pensionnaires grâce à sa gentillesse. « Dans notre foyer, c’était un peu chacun pour sa pomme, mais heureusement, j’avais Alhoussein, rejoue Papalaye Samoura, ami dans la vie et coéquipier sur le terrain. C’était comme un grand frère. » Lui aussi partenaire sur le pré, Yadaly Sakho décrit un garçon « modeste, bienveillant, toujours à l’écoute ». De l’avis général, Alhoussein est la discrétion incarnée : jamais un écart, jamais un mot déplacé ou vulgaire, jamais la moindre embrouille. « Il ne faisait aucune vague, témoigne Maya Biret, sa meilleure amie. Il ne sortait pas, sauf pour participer à des événements comme l’Aïd ou l’anniversaire de mon fils. Il ne fumait pas, ne buvait pas d’alcool, prenait super soin de son corps. » Toujours volontaire pour préparer à manger ou coiffer ses potes, le Guinéen aime également danser. Pas en public, sans doute en raison de sa timidité, mais chez lui, où il se filme et publie ses chorégraphies sur TikTok.
Après avoir joué une saison à l’AS Aigre et s’être entraîné quelques fois avec le FC Saint-Fraigne, l’enfant de Matam, un des six quartiers de Conakry, rejoint l’AS Puymoyen. Pierre Pardhaillé, le président du club, se souvient très bien du petit Alhoussein : « C’est quelqu’un qui était mordu de foot, qui est venu comme ses autres copains en pensant qu’il allait devenir footballeur professionnel. C’était un compétiteur, il n’aimait pas perdre. » Ce supporter du Real Madrid, qui s’intègre parfaitement dans toutes les équipes qu’il fréquente, est un admirateur sans borne de Cristiano Ronaldo. C’est pourtant à un autre numéro 7, actuellement au PSG, que son surnom fait référence. « On l’a identifié à Mbappé en raison de son style de jeu, de sa technique et de sa pointe de vitesse », détaille Yadaly. Originaire du même quartier qu’Alhoussein, qu’il affrontait déjà sur les terrains et qu’il a retrouvé par pur hasard en Charente, Sékouba précise qu’à l’époque, il avait un autre sobriquet. « On l’appelait Nesta, parce qu’il jouait en défense et il taclait, il était très malin. Quand je l’ai retrouvé des années plus tard, il m’a surpris. Il était trop fort techniquement. Ici, beaucoup de gens ne connaissaient pas son prénom, mais tous le surnommaient Mbappé. En fait, il est passé de Nesta à Mbappé ! » Ses éducateurs ont beau relativiser, évoquant un surnom affectueux plutôt qu’une comparaison en lien avec son niveau, Papalaye n’en démord pas : son ancien partenaire avait quelque chose de spécial. « Je le connais par cœur étant donné que je jouais souvent latéral gauche, derrière lui. Il donnait beaucoup de conseils, il jouait bien, un bon contrôle de balle, se remémore, la gorge serrée, celui qui a joué 4 ans aux côtés d’Alhoussein. Pour moi, il n’avait rien à faire en équipe B. Les gens n’ont pas remarqué son potentiel. »
Rêve brisé, zone d’ombre et silence assourdissant
Coéquipiers sur les terrains de Charente, les deux jeunes Guinéens nourrissent alors de grandes ambitions. « On avait comme projet d’aller à l’étranger pour tenter notre chance dans le football. On en a parlé encore une semaine avant sa mort, relate Papalaye, dépité. Dès 2019, l’idée, c’était de partir à l’aventure en Turquie ou dans un pays comme Malte. C’était son rêve… Mais ce n’était pas simple avec son métier. » C’est tout le problème pour l’ailier gauche, grand imitateur des célébrations de Moïse Kean.
Dès 2019, l’idée, c’était de partir à l’aventure en Turquie ou dans un pays comme Malte. C’était son rêve… Mais ce n’était pas simple avec son métier.
Damien Lafaurie, entraîneur des seniors B du C.S Leroy Angoulême, est le dernier coach d’Alhoussein. Il ne peut que constater que l’emploi du temps de son protégé est bien chargé : « Sa vie professionnelle l’empêchait souvent de venir s’entraîner ou de jouer le week-end. Avec moi, il a fait cinq matchs avec les seniors B, en première division départementale. Et encore, c’était des bouts de matchs, mais il a quand même marqué un but. Il était très motivé, déterminé. Le foot, c’était une passion pour lui, mais le plus important restait sa situation professionnelle, et ça, c’est très bien. Il avait la tête sur les épaules. » Alhoussein embauche la plupart du temps à 5h du matin, ne terminant sa journée de travail qu’à 14h, y compris le dimanche. Pas facile, dès lors, d’être apte à jouer à 15h, même si le gamin de Conakry file jusqu’au stade avec sa trottinette électrique et se démène pour arriver juste avant le début du match. En plus de défendre comme il peut les couleurs de son club, le « Mbappé d’Angoulême » se fait une jolie réputation au sein d’une équipe composée de joueurs issus de la diaspora guinéenne locale, qui s’entraîne le vendredi et affronte de temps en temps des formations représentant d’autres communautés.
Et puis, le mardi 14 juin, tout s’arrête brutalement. Titulaire du permis de conduire depuis avril, Alhoussein prend le volant de sa voiture avant même les premières lueurs de l’aube. Il se rend sur son lieu de travail, en périphérie d’Angoulême. Pour avoir une idée de ce qu’il s’est passé ensuite, il faut se référer au récit des faits communiqué par le parquet d’Angoulême, qui indique qu’une patrouille de police a repéré, vers 4h du matin, une Peugeot 307 « zigzaguant, signaux lumineux en fonction ». Il s’agit du véhicule d’Alhoussein. « Invité à se stationner, le conducteur refuse d’obtempérer, le véhicule est alors pris en charge en allure réduite », décrit la procureure, Stéphanie Aouine. Une autre patrouille intervient en soutien, le conducteur accélère jusqu’à un feu rouge, où il s’immobilise. Les forces de l’ordre en profitent pour tenter de procéder à l’interpellation du jeune homme, qui aurait alors enclenché la marche arrière, puis aurait percuté un policier aux jambes en manœuvrant pour repartir vers l’avant. C’est précisément ce policier qui aurait « fait usage simultanément de son arme de service à une reprise », selon la procureure. Touché au niveau du thorax, Alhoussein finit sa course dans le mur d’une habitation, 150 mètres plus loin. Son décès est constaté à 4h25.
Concernant certains garçons, on se dit parfois : “Lui, il a fait le con, c’était un petit branleur.” Mais Alhoussein était adorable. Il avait compris les priorités de la vie.
Lorsqu’ils apprennent la mort de leur ami, ses proches naviguent entre sidération et incompréhension. « Quand ma mère m’a annoncé au téléphone que c’était Alhoussein, j’ai raccroché sans être capable de dire quoi que ce soit. J’ai rarement pleuré au cours de ma vie, mais là, mes larmes ont coulé pendant toute la nuit », souffle Sékouba. « Au club, tout le monde était stupéfait, narre Damien Lafaurie. Pour nous, ce n’était pas possible. Quand on lit qu’il y a eu refus d’obtempérer, ça ne correspond pas à l’image que l’on a de lui. Concernant certains garçons, on se dit parfois : “Lui il a fait le con, c’était un petit branleur.” Mais Alhoussein était adorable. Il avait compris les priorités de la vie. » Quant à Maya, elle n’accorde que peu de crédit à la version officielle : « J’ai vu le corps d’Alhoussein, et je prends la responsabilité d’affirmer qu’il a pris des coups avant de mourir. Il avait le visage marqué. » Le 28 juin, le policier auteur du tir, un brigadier âgé de 52 ans, est mis en examen et placé sous contrôle judiciaire pour homicide volontaire.
Deux semaines après le drame, tous voient les banlieues s’embraser après la mort de Nahel, qui génère un intérêt médiatique autrement important que celle du jeune Guinéen, seulement couverte par l’AFP et des médias locaux. Une invisibilisation difficile à supporter. « Ça nous a fait très mal, avoue Papalaye. Tout le monde parle de Nahel, mais personne d’Alhoussein, ce n’est pas normal ! » Les raisons de cette médiatisation moindre sont multiples. « Sa famille ne vit pas en France, donc impossible pour le public d’être touché par la douleur d’un parent, suggère Maya. En plus, les faits ont eu lieu dans la nuit, sans témoin, ça n’a pas été filmé… Et c’était un Noir. » Trois jours après la mort d’Alhou, une marche blanche a toutefois réuni 800 personnes à Angoulême. Ses partenaires guinéens lui ont aussi rendu hommage vendredi dernier, à l’occasion d’un match contre le Cameroun. Avec minute de silence, brassards noirs, photo et flocage à son nom sur les maillots. « Il y avait beaucoup de monde, c’était émouvant », souligne Papalaye. « C’était triste et beau à la fois », abonde Maya. Une magnifique preuve que ceux qui l’ont connu sur le pré n’oublieront pas leur Mbappé.
So Foot