Malgré les tensions sécuritaires, le tourisme continue de se développer dans le district des Savanes, avec pour centre névralgique la troisième ville du pays, Korhogo.
Sur la route du Nord, à près de 600 kilomètres de la capitale économique Abidjan, l’inquiétude n’est pas nouvelle. « Après les attaques, nous avions vraiment éprouvé de la frayeur, surtout dans notre secteur d’activité », témoigne un acteur du tourisme de la ville de Korhogo. Le guide fait ici référence aux différentes attaques qui ont touché le district et d’autres régions voisines. Entre 2020 et 2021, ce sont ainsi plusieurs localités, telles que Kafolo, Téhini ou Tougbo, qui ont subi de lourdes pertes causées par des assaillants venus du Burkina Faso, dont la frontière est située à seulement quelques kilomètres. À chaque fois, le mode opératoire convoque de petits commandos lourdement armés, attribuables à cette myriade de groupes djihadistes qui sévit à grande échelle dans plusieurs pays du Sahel. Pour rappel, le Bureau de la coordination des affaires humanitaires de l’ONU estimait récemment le nombre total de déplacés internes burkinabés à plus de 2 millions. Pour l’année 2023, l’organisation spécialisée dans le référencement des incidents violents, Acled, recensait 12 000 victimes réparties entre le Burkina, le Mali et le Niger.
Cette descente de la menace terroriste vers les pays du golfe de Guinée avait déjà marqué au fer rouge la mémoire des Ivoiriens à la suite de l’attentat de Grand-Bassam qui, en 2016, avait coûté la vie à seize civils et trois militaires sur les plages de la station balnéaire. À ces ennemis trop souvent invisibles vient s’ajouter la tension croissante qui agite les relations entre Abidjan et Ouagadougou. Les interpellations de militaires ivoiriens et burkinabés se sont multipliées de part et d’autre de cet espace frontière où la collaboration sécuritaire devrait pourtant être de rigueur. Parmi les points de discorde, l’épineuse question de l’accueil des réfugiés en provenance du Burkina qui seraient déjà plus de 60 000 à avoir été accueillis par la Côte d’Ivoire depuis 2021. Plus récemment, ce sont les discussions concernant un probable redéploiement des forces américaines sur le territoire ivoirien qui avait fait dire au capitaine Ibrahim Traoré – chef de file de la transition au Burkina Faso – qu’Abidjan et ses partenaires souhaitaient « déstabiliser » son pouvoir.
La jeunesse aux commandes
En dépit d’un contexte de nature à miner l’élan touristique vers ces régions quelque peu éloignées, nombreux sont les acteurs à réfuter chaque jour cette hypothèse. C’est le cas de Vincent Yeo, ce jeune homme ambitieux qui, du haut de ses 27 ans, s’est imposé comme un personnage clé du tourisme des environs de Korhogo, sa ville natale. Alors étudiant en géographie, son goût pour l’histoire de sa région l’amène progressivement à être sollicité par des amis, puis des connaissances familiales pour organiser des visites. De fil en aiguille, les recommandations font leur chemin et les messages de parfaits inconnus finissent par déferler sur son fil de conversation WhatsApp. Korhogo Tourism propose ainsi des itinéraires construits selon les besoins de chaque client pour partir à la découverte des traditions sénoufo. Ce peuple, l’un des plus importants du pays, s’est lentement implanté dans le Nord ivoirien depuis le Xe siècle. À l’origine nomades, ces familles se sont progressivement organisées en villages fondés autour d’exploitations agricoles. L’occasion pour le visiteur de réaliser à quel point les paysages du district des Savanes peuvent se révéler fertiles durant une grande partie de l’année.
Si le nom est toujours resté le même, Korhogo Tourism aurait bien pu ne jamais voir le jour. « Ici, quand il n’y avait pas encore de faculté, tous ceux qui souhaitaient poursuivre des études partaient pour Abidjan », souligne le jeune Korhogolais. Inaugurée en 2012, l’université Peleforo Gon Coulibaly lui a permis de maintenir un lien privilégié avec sa région. « Même si la vie abidjanaise est souvent difficile, beaucoup de nos amis ont du mal à en revenir », précise-t-il. Et le temps semble lui avoir donné raison. Aujourd’hui, Vincent et l’équipe de jeunes étudiants qu’il emploie ont la capacité d’accueillir simultanément de quatre à cinq groupes de touristes au pic de la saison. Des familles aussi bien que le voyageur solitaire s’en vont alors contempler les mosquées de Kouto ou de Tenguérela, deux des édifices reconnus de « valeur universelle exceptionnelle » par l’Unesco en 2023. Vieux de plusieurs siècles, ces lieux de culte de style soudanais s’élèvent au moyen d’une structure en terre, que seules des techniques d’entretien ancestrales ont su faire perdurer.
Un patrimoine à fort potentiel
Les attaques perpétrées entre 2019 et 2021 ont effectivement limité la demande touristique durant de longs mois, confirme Vincent. Sur le terrain, la peur avait conduit la plupart des guides à abandonner temporairement la visite de la grande mosquée de Kong, jugée trop risquée. Depuis, les départs vers ce site – qui reste formellement déconseillé par le Quai d’Orsay – ont pu reprendre. Si le Covid avait également participé à plomber la filière, Vincent et ses équipes apprécient désormais des réservations en nette hausse : « Il y a eu un effet CAN », insiste le guide.
Il faut dire que, dans le sillage du ballon rond, Korhogo a bénéficié d’une rénovation de l’axe principal qui mène à la ville ainsi que de certaines infrastructures, comme son aéroport ou son parc hôtelier. Les acteurs du tourisme remarquent aussi une sociologie de leur clientèle en pleine mutation : il y a quelques années encore, les voyageurs étaient très majoritairement des Français. « En 2024, on voit beaucoup d’Européens avec des origines africaines mais aussi plus d’Ivoiriens qui viennent en famille. » Amusé, Vincent note également l’arrivée de nombreux Français d’origine antillaise, faisant suite à la venue de Sandy Abena, une influenceuse qui parcourt le monde pour documenter « l’Afro World »
Sur leur chemin, Sandy et les autres visiteurs auront pu trouver des traditions qui, mises bout à bout, forment le riche héritage du pays sénoufo. Parmi elles, de nombreuses activités artisanales jouxtent la cité au demi-million d’habitants, à l’image des tapisseries peintes à la main, du travail des masques sénoufo mais encore des tisserands de Waraniéné. Plus loin, les cases sacrées du village de Niofoin traduisent à elles seules la subtile imbrication de l’islam et de pratiques animistes sur ce vaste territoire. Après tout, « Korhogo signifie héritage en langue locale », souligne discrètement le guide qui souhaite faire transparaître la dimension mystique dans chacun de ses itinéraires. Plus concrètement, la poignée de professionnels, tel Korhogo Tourism, cherche aujourd’hui à se structurer autour d’une organisation afin de faire valoir leurs intérêts. Embaucher une équipe à temps plein, développer leur propre offre d’hébergement et de transport ; les ambitions sont nombreuses. Mais ceux qui se définissent davantage comme des entrepreneurs n’en attendent pas moins de l’État ivoirien quant à la rénovation de certaines routes, le ramassage des ordures à proximité des sites et la sensibilisation des populations aux opportunités du tourisme.
Depuis les hauteurs du mont éponyme, le spectacle est sans cesse renouvelé, Korhogo et sa savane se dissipent lentement dans les derniers rayons de soleil.
Jean Moliere Source /Le Point
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