Alors que Bachar al-Assad s’est réfugié à Moscou, le monde occidental se félicite à juste titre de la chute d’un homme qui était devenu le bourreau de son peuple. Mais pour l’écrivain et éditeur Arthur Chevallier, il est un peu trop tôt pour crier victoire…
Le dictateur syrien avait gagné la guerre civile. En une dizaine de jours, il vient d’être renversé faute d’avoir su trouver une solution politique
Les faits – En Syrie, les rebelles menés par des islamistes radicaux ont annoncé dimanche à la télévision publique la chute du président Bachar al–Assad et la << libération » de la capitale Damas, au terme d’une offensive lancée le 27 novembre. Plusieurs dizaines de personnes ont rallié le centre de Damas pour célébrer la chute du régime. Ils ont renversé et piétiné une statue du père du président Bachar al–Assad, Hafez, qui a dirigé la Syrie depuis 1971 jusqu’à sa mort en 2000, selon des images de l’AFPTV. Sur la place des Omeyyades, le bruit de tirs d’armes à feu en signe de joie se mêle aux cris d‘<< Allahou Akbar» («< Dieu est le plus grand >>).
Onze jours! Il n’a fallu que onze jours pour que la plus vieille dictature du Moyen–Orient ne s’effondre comme une charpente vermoulue. Dans la nuit de samedi à
dimanche, Bachar el–Assad s’est donc enfui de Syrie, constatant son impuissance face aux rebelles islamistes. Même si l’avenir du pays est lourd d’incertitudes,
personne ne regrettera le fils héritier d’Hafez el–Assad, lequel était arrivé au pouvoir en 1970 par un coup d’Etat militaire. C’est la fin d’un demi–siècle de régime
sanguinaire et mafieux, qui, en 2011, a préféré plonger la Syrie dans une atroce guerre civile plutôt que céder le pouvoir. Cette guerre, Bachar al–Assad l’avait gagnée,
mais il a perdu l’après–guerre, faute d’avoir su passer d’un conflit gelé (à partir de 2017-2019) à une paix véritable.
La chute du régime a été extrêmement rapide. Les rebelles islamistes du HTS (Hayat Tahrir as–Sham,
Organisation de libération du Levant), alliés à d’autres groupes et bénéficiant du soutien de la Turquie, ont en effet déclenché leur offensive mercredi 27 novembre, à partir de la poche d’Idlib. Ils ont d’abord pris Alep, puis sont descendus vers le sud. Vendredi, ils étaient aux portes du verrou stratégique de Homs. Dans le même
temps, d’autres rebelles, en provenance du sud du pays, montaient vers la capitale Damas. Tout s’est emballé samedi en quelques heures.
Désormais à Damas, les rebelles du HTS ne contrôlent pas l’ensemble du pays et il n’est pas sûr qu’ils y parviennent.
Au nord–ouest, la montagne, où sont les Alaouites, le groupe religieux qui formait la colonne vertébrale du régime, leur échappe encore, même s’ils contrôlent le
littoral où sont les bases militaires russes. Le nord–est de la Syrie est sous le contrôle des FDS (Forces démocrates syriennes), une coalition dirigée par les Kurdes du PYD et soutenue par les Occidentaux. Dans le désert, des cellules de Daech subsistent, reliquat du Califat islamique. Au Sud, les Druzes affirment leur autonomie.
La chute d’un régime n’est souvent qu’une question d’heures. On l’avait vu à Kaboul en août 2021, après le départ des Américains. Elle intervient lorsque les hommes
refusent de combattre et de mourir pour un pouvoir moribond. C’est ce qui vient de se passer. Les forces loyalistes n’ont pas vraiment résisté. Chute rapide? Oui,
sauf si on considère les derniers événements comme la fin d’une guerre civile déclenchée en mars 2011, avec les premiers soulèvements du printemps arabe contre la
dictature syrienne.
Personne n’avait rien vu venir. Depuis la chute de Daech en 2019, les regards internationaux (médias, diplomates, humanitaires, services de renseignements) s’étaient en effet beaucoup détournés de ce conflit gelé. Auteur des Leçons de la crise syrienne (Odile Jacob, 2024), le géographe Fabrice Balanche n’a jamais cessé de << faire
du terrain », se rendant régulièrement sur place. Début octobre, il avertissait dans L’Express que << Bachar el- Assad peut être emporté ». En mai, dans l’Opinion, il
estimait déjà que la Syrie << s’enfonçait dans la crise >> : << C’est un pays en ruines, mais le régime est toujours là, à la tête d’un Etat failli. Tous ceux qui le peuvent fuient, parce qu’il n’y a aucune lumière au bout du tunnel. La vie quotidienne est très difficile. Les prix sont très élevés pour un salaire de dix ou vingt dollars par mois.
La corruption est énorme. Il n’y a que quelques heures d’électricité par jour et les activités productives s’écroulent. Les terres les plus fertiles sont submergées par une urbanisation sauvage. Les deux tiers de la population sont en insécurité alimentaire ». Sur place en novembre, Fabrice Balanche constatait que << l’armée du régime était clochardisée : les soldats crèvent de faim et les paysans les nourrissent pour qu’ils ne leur volent pas leurs moutons ».
Les nouveaux maîtres du pouvoir. Nommer le HTS fait l’objet d’une querelle sémantique. Si tout le monde s’accorde sur le fait qu’il s’agit d’une organisation
islamiste, sont–ils des << radicaux » liés à al–Qaïda, des << jihadistes nationaux » comme l’affirme Fabrice Balanche? Ou, sont–ils, des «< islamistes convertis à un
agenda national, amenés à composer avec la réalité de la Syrie », selon le diplomate Michel Duclos, autre spécialiste de la Syrie où il fut ambassadeur? Tout en s’interrogeant sur leur << sincérité », Michel Duclos observe que << cela fait cinq ans qu’ils gèrent Idlib dans un esprit détaché des fondamentaux djihadistes. Ils sont plus près du centre de gravité de la société syrienne que la clique criminelle d’Assad. Sauront–ils aller jusqu’au bout de leur mue et donner une place à toutes les composantes de la Syrie? >>
En tout cas, leur dirigeant Mohammad al–Jolani donne des gages de modération auprès des Occidentaux. Il a ainsi coopéré avec des ONG comme International Crisis Group ou le Center for Humanitarian Dialogue. S’il reconnaît qu’al–Jolani s’est << embourgeoisé » devenant peut–être moins << radical avec l’âge » – il a 40 ans – Fabrice Balanche rappelle son passé terroriste au sein d’al–Qaïda : << En est–il revenu? » se demande–t–il avec scepticisme. Il est trop tôt pour le savoir, mais une chose est certaine : ravis d’être débarrassés de Bachar, les Occidentaux ont intérêt à présenter les nouveaux maîtres de la Syrie sous un jour acceptable. << Si on les lâche, ils nous échapperont. Nous devons adresser des signaux positifs au HTS » plaide Michel Duclos. Optimiste, l’auteur de La longue nuit syrienne, l’ancien ambassadeur estime effet qu’en Syrie, << l’aube pointe» désormais. en Avancée des forces rebelles en Syrie, au 8 décembre 2024
les rebelles
Les gagnants et les perdants à l’international. Pour la Russie et l’Iran, soutiens du régime qu’ils avaient contribué à sauver, c’est une défaite en rase campagne.
D’autres dirigeants retiendront la leçon : le Kremlin n’a pas été capable de garantir l’assurance–vie à l’un de ses alliés.
Agacés par l’obstination de Bachar, les Russes n’ont pas voulu, cette fois–ci, se battre pour lui. Empêtrée en Ukraine, l’armée russe n’avait pas non plus les moyens
militaires de venir rapidement à son secours. La flotte russe vient d’évacuer le port de Tartous et le sort de la base aérienne russe de Hmeimim est incertain.
La chute d’Assad est donc à la fois la conséquence de la guerre en Ukraine et de celle de Gaza. Car le 7 octobre a modifié la donne régionale. On estime qu’avec les
Gardiens de la Révolution iraniens, environ 50 000 << proxys » (Hezbollah, miliciens chiites irakiens) assuraient la sécurité du régime syrien. Les coups reçus
par Israël depuis un an – au Liban et sur le sol syrien – les ont considérablement affaiblis. HTS a su profiter de cette fenêtre d’opportunité, créée par << l’entité sioniste >>. La Turquie d’Erdogan est à la manœuvre et elle vient de marquer un point, même si elle ne contrôle pas vraiment le HTS, dont elle partage toutefois une partie de l’agenda islamiste sunnite. Pour Ankara, il y a deux enjeux : permettre le retour chez eux des plus de trois 3 millions de réfugiés syriens et éviter la constitution d’un foyer
<< terroriste >> kurde à sa frontière. Israël peut se frotter les mains avec la destruction de l’axe chiite qui, via la Syrie, alimentait le Hezbollah en armes depuis l’Iran, mais l’arrivée au pouvoir d’islamistes peut présenter un danger pour l’Etat juif.
Quant aux pays du Golfe, s’ils s’étaient rapprochés d’Assad, ils ne pleureront pas cet allié de l’Iran qui les inondait par ailleurs en captagon, une drogue dure. Très
anti–islamistes, les Emirats se méfient beaucoup du HTS. Concernant les Occidentaux, qui appelaient encore à la << désescalade >> il y a une semaine, Donald Trump a résumé la situation : « Ce n’est pas notre combat. Ne nous en mêlons pas ». Inquiète des conséquences sur le Liban, où le camp sunnite va être renforcé par la victoire du HTS,
la France pourrait toutefois être d’un autre avis.
Jean Moliere / L’Opinion