La radiation, le 22 avril, du patron du premier parti d’opposition a pris tout le monde de court en Côte d’Ivoire. La présidentielle d’octobre semble désormais hors de portée pour l’ancien financier, lequel aurait pourtant pu, un temps, prétendre à la succession d’Alassane Ouattara. Coulisses et explications.
Décidément, la politique ivoirienne n’est jamais un long fleuve tranquille… A fortiori à l’approche d’une présidentielle. Toujours la même rengaine, les ego boursouflés, la conquête ou la conservation du pouvoir, les ambitions personnelles, le syndrome d’hubris, les rancœurs, les rancunes. Comme un coup de tonnerre, l’affaire Tidjane Thiam, le nouveau patron du Parti démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI), principal parti d’opposition, radié des listes électorales le 22 avril, s’est abattue sur la lagune Ébrié sans prévenir.
Dernier épisode d’une saga lancée à la mort d’Houphouët–Boigny, il ressuscite les mânes d’un passé que l’on pensait oublié, ces hausses de tension subites et préoccupantes qui entremêlent droit, justice, politique et identité nationale. Ce revers judiciaire, qui rend l’ancien directeur de Credit Suisse inéligible à la présidentielle d’octobre, s’inscrit par ailleurs dans une séquence inédite, marquée par les exclusions répétées de figures majeures de l’opposition, comme Laurent Gbagbo, Charles Blé Goudé ou Guillaume Soro, tous condamnés par la justice, le tout sans savoir si le chef de l’État Alassane Ouattara sera candidat ou non.
Une stratégie qui reste assez floue
Le cas Thiam ravive les débats sur l’«< ivoirité », concept inventé au mitan des années 1990 par le PDCI et Henri Konan Bédié, comble de l’ironie, et repris par Laurent Gbagbo dans les années 2000, pour exclure Alassane Ouattara en particulier. Évidemment, Thiam, installé à Paris par précaution, dénonce une << manœuvre politique >> visant à l’éliminer. Et confie à Jeune Afrique
<< craindre le pire pour son pays ». Il appelle à des mobilisations pacifiques et à un soutien international pour garantir des élections libres et transparentes.
Désigné par sa formation avec 99,5 % des voix, lors d’une convention, le 17 avril, pour briguer la magistrature suprême, il assure aujourd’hui «< qu’il n’y aura pas de plan B» et qu’il << continuera le combat». Comment ? Sa stratégie est, pour l’instant, assez floue. Il n’a en tout cas aucun intérêt à la dévoiler en public. Tout juste explique- t–il que << la politique étant une affaire de rapport de force, je vais m’appuyer sur ma popularité pour changer les choses». Les Ivoiriens, eux, s’inquiètent: quand les << grands quelqu’uns » s’affrontent, ce sont eux qui trinquent.
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Le fond de l’affaire ? Il est relativement simple, malgré les apparences. C’est l’article 48 du Code de la nationalité ivoirienne, adopté en 1961, qui a conduit à l’inéligibilité de Tidjane Thiam. Cet article, peu connu du grand public mais juridiquement fondamental, pose un principe strict: un citoyen ivoirien perd automatiquement sa nationalité s’il acquiert volontairement une nationalité étrangère sans en avoir demandé l’autorisation préalable à l’État ivoirien. Thiam, Ivoirien de naissance, aurait donc
demandé – la nuance est de taille car l’article ne s’applique pas à ceux qui sont nés Français – la nationalité française en 1987, après ses études à l’École polytechnique.
Trente–huit années de «<< non–nationalité >>
Cette acquisition a donc été considérée par la justice comme entraînant ipso facto la perte de la nationalité ivoirienne. En février 2025, Thiam renonce officiellement
à sa nationalité française. Ce qui sera confirmé le 20 mars, via la publication au Journal officiel. Mais cette renonciation, aussi symbolique soit–elle, n’efface pas juridiquement les trente–huit années de << non- nationalité » supposée vis–à–vis de la Côte d’Ivoire. La justice considère donc qu’il n’a pas retrouvé sa nationalité ivoirienne de façon formelle ou par décret de réintégration. Tidjane Thiam s’est inscrit sur les listes électorales en 2022. Or, à cette date, il n’était légalement plus ivoirien depuis 1987, selon le tribunal.
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L’inscription sur les listes électorales étant réservée aux Ivoiriens, il ne remplissait pas cette condition au moment
de son inscription: c’est pourquoi cette dernière est jugée irrégulière et sa radiation devient automatique. Il est donc mis hors jeu sur une base strictement légale liée à une perte automatique de nationalité datant de plusieurs décennies, mais jamais régularisée. Ce vide juridique, ignoré ou négligé pendant des années, se retourne
aujourd’hui contre lui – et contre ses ambitions présidentielles.
En résumé : Tidjane Thiam est ivoirien (on ne peut être apatride), mais les effets de sa nationalité entre 1987 et mars 2025 sont annulés. Logiquement, il doit tout régulariser, son passeport, son état civil, son permis de conduire, son inscription sur la liste électorale, etc. C’est là que le bât blesse : l’échéance d’octobre 2025 semble hors de portée, les délais sont trop courts. En revanche, aucun problème s’il procède aux formalités nécessaires d’ici là, pour l’élection de 2030. En attendant, c’est un
véritable séisme à l’échelle nationale. Une trajectoire prometteuse qui s’est interrompue net. Tout avait pourtant si bien commencé…
Atomes crochus entre le RHDP et le PDCI
Le 22 décembre 2024, l’élection de Tidjane Thiam, 61 ans, à la tête du PDCI marquait un tournant majeur. La vie politique du pays se résumait depuis trente ans à trois noms: Alassane Ouattara (ADO), Henri Konan Bédié (HKB), décédé le 1er août 2023, et Laurent Gbagbo. Ce dernier n’étant plus que l’ombre de l’animal politique qu’il fut, et son parti n’ayant guère brillé lors des locales, la compétition électorale devait se réduire à un face–à–face entre deux acteurs principaux : le Rassemblement des houphouëtistes pour la démocratie et la paix (RHDP) d’Alassane Ouattara et l’ancien parti unique, revigoré par l’arrivée à sa tête de l’ex–financier.
Son émergence modifiait considérablement les paramètres de l’échiquier ivoirien : en un tournemain, il était devenu celui qui avait probablement le plus de chances de succéder, quel que soit le terme, à Alassane Ouattara. Celui, aussi, qui cochait le plus de cases pour diriger efficacement le pays et incarner une forme de changement dans la continuité : il est de la génération
suivante (ADO a 82 ans, Gbagbo, 79), son parcours académique est brillant (diplômé de l’École polytechnique et de l’École des mines de Paris, mais aussi de l’Insead) et son cursus professionnel également (directeur du Bureau national d’études techniques et de développement, ministre du Plan et du Développement, patron de Prudential, puis de Credit Suisse…).
C’est également un descendant d’Houphouët–Boigny (il est son petit–neveu), mais il est musulman – ce qui pouvait lui permettre de capter une partie de cet électorat, notamment dans la capitale économique ou dans le Nord –, il incarne une forme d’alternance puisqu’il appartient au PDCI, et son réseau international est immense.
Un adversaire de taille, donc, pour le RHDP d’Alassane Ouattara, avec lequel il partage un profil similaire d’économiste ayant fait une partie de sa carrière dans de grandes institutions hors d’Afrique, de bon gestionnaire, de travailleur particulièrement exigeant et sachant s’entourer.
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Mieux, les atomes crochus entre le RHDP et le PDCI ressemblaient à une évidence. Il suffit d’énumérer le nombre de transfuges de ce dernier au sein de la formation présidentielle pour s’en convaincre : Patrick Achi, Robert Beugré Mambé, Kobenan Kouassi Adjoumani, Jeannot Ahoussou–Kouadio, Alain–Richard Donwahi, Narcisse N’Dri, François Amichia, Paulin Danho, Raymonde Goudou, Eugène Aka Aouélé, Ahoua N’Doli, Raymond N’Dohi et bien d’autres.
Le Rassemblement des républicains (RDR) et le PDCI
ont marché main dans la main depuis 2005, Bédié a soutenu Ouattara lors de la présidentielle de 2010 et pendant la crise post–électorale, puis il y a eu le fameux appel de Daoukro, en 2015, qui vit le parti renoncer à présenter un candidat et se ranger derrière ADO dès le premier tour. Certes, les assiettes ont volé et les rancœurs se sont installées depuis août 2018 et, surtout, la présidentielle de 2020.
Mais ces derniers mois, la tension était retombée.
Ouattara et Thiam se sont mêmes vus, pour la première fois depuis l’élection de ce dernier à la tête du PDCI, le 11 mars 2024. Un échange chaleureux et positif. << Nous sommes des partis houphouëtistes tous les deux, et nous devons œuvrer ensemble pour continuer à guider la Côte d’Ivoire sur le chemin du développement et de la paix »>, a déclaré le nouveau patron du PDCI.
Réponse de son aîné : « Le PDCI est un parti auquel je suis particulièrement attaché [il en a été le numéro deux, entre 1990 et 1993]. C’est un parti avec lequel le RDHP a des relations fortes, qui porte la même philosophie, la même vision pour une Côte d’Ivoire en paix, c’est–à–dire stable et prospère. Le président Thiam va beaucoup lui apporter. Nous avons donc échangé pour faire en sorte que les choses se déroulent selon notre vision commune : la démocratie et la paix pour la Côte d’Ivoire. >>
<< Il nous a négligés, insultés… >>>
Las, les fruits n’ont jamais passé la promesse des fleurs.
L’entente, qui semblait logique voire salutaire pour la stabilité du pays, a volé en éclats. La faute à qui ? Comme dans n’importe quel « couple », les torts sont partagés. Surtout, les entourages, qui n’ont pas vraiment intérêt à un scénario idyllique dans lequel ils ne sont pas sûrs d’avoir un rôle, n’ont pas fait grand–chose – c’est un euphémisme – pour empêcher les tensions. Alassane Ouattara, qui ne connaissait pas Tidjane Thiam, a été heurté par la virulence à son égard du discours récent de l’ex–ministre du Plan de Bédié, en on comme en off. La cause de tous ses malheurs, un dictateur…
Alors que le président estime avoir beaucoup fait pour son cadet. Par exemple en l’aidant à obtenir son passeport ivoirien,
alors que ses services rechignaient à le lui délivrer pour cause d’absence de documents ou de preuves de sa nationalité (certificat de naissance, état
civil, etc.). Il a dû hausser le ton, leur expliquant que ses frères Augustin, Daouda ou Aziz étant ivoiriens, et ayant occupé des fonctions officielles, il ne fallait pas être grand clerc pour imaginer que Tidjane Thiam le soit aussi.
Idem pour sa sécurité, depuis son retour. C’est ADO qui a imposé le même traitement qu’à Pascal Affi N’Guessan, ancien Premier ministre, au lieu de celui alloué à un
simple chef de parti politique, nettement moins étoffé.
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Enfin, il l’avait recommandé à Emmanuel Macron, qui cherchait un ministre des Finances, et a suggéré son nom pour la Banque européenne d’investissement (BEI), après son départ houleux de Credit Suisse. ADO ne nie pas l’évidence: il reconnaît à Thiam des qualités
intellectuelles et professionnelles au–dessus du lot. Il aurait pu, selon un de ses proches, « envisager qu’il brigue sa succession, sans aucun problème. Encore aurait–il fallu que Tidjane Thiam fasse preuve de respect et ne soit pas aussi pressé…>>.
Thiam a réussi un hold–up dans une épicerie
Un membre de la galaxie présidentielle
Ce que confirme un autre membre éminent et influent de la galaxie présidentielle, issu de la sphère économique,
donc plus enclin à discuter avec tout le monde, y compris les autres formations politiques. <<Thiam a réussi un hold- up dans une épicerie, le PDCI, et il a cru qu’il pourrait faire la même chose chez Auchan, le plus grand centre
commercial du pays… Il s’est aliéné le corps intermédiaire, tous partis confondus, y compris le sien, par manque d’humilité », explique–t–il.
« Il nous a négligés, insultés, il sait tout mieux que tout le monde, alors qu’il vient à peine de débarquer ici, poursuit notre source. Il se prévaut du soutien des grands de ce monde, de l’Élysée à la Maison–Blanche, nous explique qu’il aurait fait cent fois mieux que nous s’il avait été aux affaires. Mais la plupart d’entre nous étions là en 1999, en 2000, en 2002, en 2011, au Golf Hôtel, en 2020… S’il avait fait l’effort d’essayer de nous amadouer, de composer, il aurait un boulevard devant lui. Au lieu de cela, il s’est créé une multitude d’ennemis, au RHDP évidemment, mais aussi au PDCI ou chez Gbagbo, avec lequel il ne s’entend guère mieux. >>
Thiam trop pressé ?
Du côté de Tidjane Thiam, qui a effectivement des ennemis dans son propre camp, parmi lesquels Jean- Louis Billon, qui vise également la présidence et qui n’est certainement pas étranger à ses déboires actuels, évidemment, le son de cloche est différent. Il n’entend pas faire des ronds de jambe, faire semblant. Certes, il aurait
aimé avoir des relations apaisées avec le chef de l’État, voire qu’on lui propose de lui transmettre le témoin avec une feuille de route claire, quitte à ce qu’il prenne son mal en patience.
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Mais le signal n’est jamais venu, et comme il fonctionne par séquences sur le plan professionnel, se fixant un objectif à atteindre dans un délai relativement court, il a tout mis en œuvre pour la présidentielle d’octobre. À la manière d’un opérateur économique exigeant et guère adepte des méandres qu’impose la politique, donc effectivement pressé. Sans doute trop, visiblement. Il s’est entouré de cadres réputés pour ne pas apprécier
Ouattara, en a négligés d’autres jadis proches de Bédié, qui ne se bousculent guère aujourd’hui en première ligne pour le défendre. ADO, lui, a donné pour consigne à ses troupes de se tenir à distance de cette polémique et observe…
Ainsi va la Côte d’Ivoire aujourd’hui, à six mois d’une élection présidentielle cruciale, qui avance à tâtons, avec la peur au ventre. Conclusion d’un politique madré, qui a
tout connu, de Bédié à Ouattara en passant par Gbagbo :
<<Dans un monde plus incertain que jamais, en pleine fracturation géopolitique, Trump, la Chine, l’immense défi démographique, la révolution inouïe que nous
impose l’intelligence artificielle et tout ce que nous avons à régler ici, compte tenu de notre potentiel évident, nous en sommes encore là, à perdre un temps si précieux ?» À méditer pour les «grands quelqu’un >>…
Jean MOLIERE . Source JA
