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Afrique du Sud : privés de services publics, les townships menacent de sanctionner l’ANC

Le conducteur de la Golf n’a pas vu le parpaing qui annonçait le barrage. En voulant éviter la barricade érigée 15 mètres plus loin, il a foncé droit sur le cube de béton. Le châssis de la voiture s’est encastré sur l’obstacle dans un crissement strident. Marche avant, marche arrière, rien à faire. Mardi 26 octobre, le naufrage des services publics sud-africains a fait une nouvelle victime collatérale.

Le barrage que le conducteur voulait contourner se situe à Boomtown, un quartier de Soweto, le plus grand township de Johannesburg. Il est l’œuvre d’habitants excédés par cinq mois de privation d’électricité. Malgré leurs demandes insistantes, personne n’est jamais venu réparer le réseau. Quand ses administrés tentent de le joindre, le conseiller municipal du quartier ne prend plus la peine de décrocher. « L’ANC nous a laissé tomber ! », pestent les résidents, en référence au parti au pouvoir en Afrique du Sud depuis la fin de l’apartheid.

A la veille des élections municipales qui doivent se tenir lundi 1er novembre dans le pays, les gens de Boomtown ont laissé éclater leur colère. Depuis deux semaines, le carrefour qui mène à ce pâté de maisons est jonché de déchets. « Demain, ils vont ramasser et le lendemain, on reviendra vider nos poubelles ! Bloquer les routes, c’est la seule manière de se faire entendre dans ce pays. J’ai un bébé de 2 mois, comment je fais sans électricité ? », s’indigne Emma, qui refuse de donner sa véritable identité par peur de représailles administratives.

Le soir, on s’éclaire à la bougie

Tous les jours, la jeune mère s’en va charger son téléphone chez une amie. Chez elle, la cuisinière électrique a été remplacée par des bonbonnes de gaz hors de prix. Le soir, on s’éclaire à la bougie et en journée, on laisse l’eau se réchauffer dehors pour se laver. L’été approche dans l’hémisphère Sud. Mais avec les beaux jours, la nourriture se gâte vite, faute de frigo pour la conserver.

Couturière, Emma travaillait à domicile. Mais comme le frigo, la cuisinière et la télé, la machine à coudre n’a plus d’utilité. Et comme si ça ne suffisait pas, le locataire qui permettait de boucler le mois a pris le large, lassé de vivre en marge de la modernité. Emma n’a plus de lumière, plus d’eau chaude, plus de prises de courant et plus de revenus. « L’électricité, c’est la vie », résume Vivi à ses côtés – elle aussi donne un nom d’emprunt.

A Boomtown, près d’une centaine de foyers sont ainsi plongés dans le noir à la tombée de la nuit. Le fatras de branchages, de parpaings et d’ordures amassé pour protester contre l’incurie des pouvoirs publics bloque l’une des grandes avenues de Soweto, obligeant les bus à faire demi-tour. Par endroits, des traces noires souillent le bitume. Des vestiges de pneus brûlés par d’autres habitants de Soweto, qui protestent contre les transformateurs qui rendent l’âme.

Abel Kutoane, un photographe local, a vu sa maison brûler à cause de l’explosion d’une cuisinière à gaz. Orlando East Boomtown. Johannesburg, le 29 octobre 2021.

Gestion catastrophique et corruption

« On va voter, mais certainement pas pour l’ANC », assurent en chœur les personnes interrogées. Le refrain se répète à l’infini à travers le pays. A Thokoza, au sud de Johannesburg, on a de l’électricité, mais plus de toilettes depuis que le tout-à-l’égout est criblé de trous. Dans le Limpopo, une province rurale dans le nord du pays, on parcourt des kilomètres pour collecter l’eau qui ne coule plus du robinet. Dans un quartier aisé de Bloemfontein, capitale de l’Etat libre (Free State), des habitants ont créé une association qui rebouche les nids-de-poule et ramasse les ordures depuis que les services municipaux ont déserté les lieux.

Minée par la gestion catastrophique et la corruption qui ont marqué le mandat de l’ancien président Jacob Zuma, de 2009 à 2018, « l’Afrique du Sud est nue », résume une habitante de Boomtown. D’après un rapport du ministère chargé de superviser la gouvernance locale, un quart des 257 municipalités sud-africaines sont « sérieusement dysfonctionnelles » et 29 ont déjà été placées sous tutelle. Un peu partout, les caisses sont vides, alors que les infrastructures usées jusqu’à la corde cèdent les unes après les autres.

Dans ce contexte, pour la première fois, l’ANC, qui a libéré le pays du régime raciste de l’apartheid, pourrait perdre la majorité absolue à l’échelle du pays au scrutin du 1er novembre. Il s’agit d’élections municipales, certes, « mais en Afrique du Sud, toutes les élections sont nationales », rappelle Dawie Scholtz, analyste électoral. Il souligne l’incertitude qui pèse sur la consultation, alors que le pourcentage des votes récoltés par l’ANC s’érode au fur et à mesure des années. Aux dernières élections locales, la municipalité qui gère la capitale, Pretoria, lui a déjà échappé. Celle de Johannesburg menace de suivre.

« Electeurs frustrés »

Faute d’adversaire à sa taille, le parti de Nelson Mandela a longtemps résisté, mais la montée de l’abstention au sein d’un électorat noir frustré et l’arrivée du parti des Combattants pour la liberté économique (EFF), du populiste Julius Malema, en 2013, ont bousculé ses certitudes. A cette formation qui milite pour une redistribution des richesses radicale vient s’ajouter un nouveau venu : Action SA.

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En 2016, son fondateur, Herman Mashaba, est devenu maire de Johannesburg à la faveur d’une coalition. Il était alors membre de l’Alliance démocratique (DA), une formation qui a longtemps été la seule opposition solide à l’ANC, tout en peinant à rallier massivement les électeurs noirs, qui le considèrent comme « le parti des Blancs ».

Lorsqu’il a quitté l’Alliance démocratique, en 2019, Herman Mashaba a dû céder son siège à la mairie de Johannesburg. L’ANC a repris le contrôle de la ville, mais l’ancien édile est de retour dans la course en tant que leader noir d’un parti qui se veut modéré. « Action SA a le potentiel de prendre à l’ANC les voix d’électeurs frustrés qui n’ont jamais pu se résoudre à voter pour l’Alliance démocratique », estime Dawie Scholtz.

Le chômage culmine à près de 45 %

La situation de Soweto est emblématique de ce monde qui bascule. Le township représente un quart des électeurs à Johannesburg. Aux élections municipales de 2011, l’ANC y raflait encore 88 % des voix. Son score est tombé à 68 % en 2016. « C’est le minimum si le parti veut conserver la majorité à Johannesburg », explique Dawie Scholtz. Mais, face à la colère, « l’ANC risque d’avoir du mal à maintenir ce niveau à terme », poursuit l’analyste.

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Preuve de l’importance de Soweto aux yeux de l’ANC, c’est ici que le président Cyril Ramaphosa a débuté la campagne et ici qu’il s’apprête à la conclure. Comme à la veille des élections présidentielles de 2019, le chef de l’Etat s’est excusé et a supplié les Sud-Africains de donner encore une chance à son parti. Elu sur la promesse d’une « aube nouvelle », le président jouit de l’image d’un « bon gars qui essaie de réparer », juge Dawie Scholtz. Mais M. Ramaphosa peine à mener ses réformes, alors qu’une frange de l’ANC est restée fidèle à l’ancien chef d’Etat Jacob Zuma, poussé à la démission en 2018 sur fond de multiples scandales de corruption.

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La pandémie ayant achevé de vider les caisses du pays, le pouvoir se retrouve sans la moindre marge de manœuvre financière au moment où le chômage culmine à près de 45 %. Symbole d’un pays sous haute tension, une vague de pillages et d’affrontements a fait plus de 350 morts en juillet. Possible coup de grâce, enfin, à quelques jours des élections, la compagnie d’électricité publique, au bord de l’effondrement, a annoncé une nouvelle vague de coupures de courant dans tout le pays.

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Mathilde Boussion/Le Monde Afrique

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