ENQUÊTE | Le « Projet Pegasus », auquel « Le Monde » participe, a vérifié l‘authenticité des numéros de nombreux responsables politiques et de diplomates présents sur la liste de cibles potentielles sélectionnées par les clients de NSO Group.
Il est bien révolu le temps où l‘art de l‘espionnage consistait à infiltrer un espion dans la cour d‘un monarque ou dans son entourage. Aujourd‘hui, c‘est à son téléphone qu‘on s‘intéresse. Et, comme l‘a montré l‘enquête du « Projet Pegasus », des smartphones appartenant à treize chefs d‘Etat et d‘exécutif – dans l‘exercice de leurs fonctions – figurent parmi les quelque 50 000 numéros de téléphone sélectionnés comme des cibles potentielles du logiciel espion Pegasus, commercialisé par l‘entreprise israélienne NSO Group.
Cette liste, consultée par Forbidden Stories et Amnesty International, et partagée avec dix–sept médias, dont Le Monde, inclut trois présidents en exercice – Emmanuel Macron en France, Barham Salih en Irak et Cyril Ramaphosa en Afrique du Sud –, trois premiers ministres également en fonctions – Imran Khan au Pakistan, Saad–Eddine El–Othmani au Maroc et Moustafa Kemal Madbouli en Egypte – et Mohammed VI, le roi du Maroc.
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Sept anciens premiers ministres ont également été ciblés lorsqu‘ils occupaient leurs postes : Ahmed Ben Dagher au Yémen, Saad Hariri au Liban, Ruhakana Rugunda en Ouganda, Edouard Philippe en France, Charles Michel en Belgique, Noureddine Bedoui en Algérie et Moustafa Kemal Madbouli en Egypte (lors de son premier mandat). Les médias partenaires du « Projet Pegasus » ont vérifié l‘authenticité de ces numéros, mais faute d‘avoir réalisé des analyses techniques sur les téléphones concernés, il n‘est pas possible de dire s‘ils ont bien été infectés par le logiciel israélien. Potentiellement ciblé par le Maroc, Charles Michel a brièvement réagi, le 19 juillet, auprès d‘un journaliste de notre partenaire du Soir, minimisant son ciblage d‘un laconique : « Nous étions au courant de ces menaces et des mesures ont été prises pour limiter les risques. »
Les ambassadeurs passent, les téléphones restent
Outre l‘espionnage de chefs d‘Etat, un objectif commun à plusieurs services de renseignement, les ambassades et les diplomates sont particulièrement ciblés par Pegasus. Dans deux cas, des ambassades françaises ont intéressé des pays qui sont des alliés traditionnels de la France dans leur région respective : le Maroc et les Emirats arabes unis.
L‘ambassade de France à Alger a ainsi été ciblée de plusieurs manières par le Maroc. Les numéros de l‘ambassadeur de l‘époque, Xavier Driencourt, de son bras droit, Jean–Baptiste Faivre, et un numéro correspondant à celui de l‘attaché militaire ont été sélectionnés au cours de l‘année 2019, dans un contexte de tentatives d‘intrusion à grande échelle ciblant l’Algérie. Et, selon nos informations, le numéro de téléphone de Xavier Driencourt était, le 19 juillet, toujours utilisé par son successeur, François Gouyette.
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Il en va de même à Rabat, où le numéro de l‘ambassadrice, Hélène Le Gal– qui n‘a pas souhaité s‘exprimer à la suite de notre appel – était déjà utilisé par l‘un de ses prédécesseurs, Charles Fries. Les attaquants exploitent là le talon d‘Achille des pratiques téléphoniques des diplomates français, qui consiste à conserver des coordonnées téléphoniques de leur prédécesseur ; un numéro étant affecté à une fonction et non à une personne. Les diplomates passent et les téléphones correspondant à leur rang restent… Ce qui simplifie d‘autant la potentielle surveillance d‘un service de renseignement.
Savoir qui parle aux diplomates étrangers
« Le fait que ce soit les numéros locaux de diplomates qui soient visés dit deux choses : que les Etats qui espionnent s‘intéressent avant tout aux interactions entre des diplomates étrangers et leurs propres citoyens », souligne un ancien diplomate français. « Les diplomates étrangers utilisant leur numéro local pour des conversations locales. Les Etats cherchent donc à savoir qui, chez eux, discute avec un diplomate : officiels, hommes d‘affaires, mais aussi, je suppose dans certains cas, des opposants... On a déjà vu des personnes poursuivies pour intelligence avec l‘ennemi pour moins que ça... », ajoute–t–il.
Autres représentations diplomatiques françaises scrutées par un pays étranger : l‘ambassade et le consulat de France aux Emirats arabes unis (EAU). Au printemps 2018, les numéros de téléphone de Ludovic Pouille, ambassadeur, de Majdi Abed, consul, et de François Gautier, premier conseiller à l‘ambassade, ont été sélectionnés par un opérateur des EAU.
Les Emiratis ont par ailleurs intensivement ciblé les ambassades de leur voisin qatari à l‘étranger pendant la crise diplomatique qui a opposé le Qatar aux EAU, à l‘Arabie saoudite et à plusieurs autres pays arabes, de juin 2017 à janvier 2021.
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Le grand nombre de numéros de téléphone sélectionnés laisse apparaître d‘autres opérations peu lisibles, ou relevant d‘un certain amateurisme. Comme celle qui aurait pu avoir visé Alain Le Roy, dont le numéro a été ciblé par le Maroc, en mars et en mai 2019. A cette date, l‘ancien secrétaire général du Service européen pour l‘action extérieur du jer mars 2015 au 31 août 2016, avait pris sa retraite... et, contrairement aux ambassadeurs français, il était parti avec son téléphone.
NSO Group et ses clients nient en bloc
L‘espionnage de chefs d‘Etat et de diplomates par des clients de NSO Group contreviendrait à la politique assumée publiquement par la société israélienne, qui assure réserver exclusivement ses outils à la sécurité intérieure et à la lutte contre le terrorisme et la criminalité. Ce n‘est cependant pas la seule entorse à cette politique, puisque l‘enquête du « Projet Pegasus » a aussi révélé que ce logiciel espion est utilisé pour cibler des centaines de journalistes, de militants des droits de l‘homme et de responsables politiques depuis 2016. L‘enquête de Forbidden Stories et des médias partenaires, avec l‘appui technique d‘Amnesty International, a été en mesure de vérifier 1 500 numéros ciblés dans plus de cinquante pays.
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NSO nie en bloc, estimant qu‘il n‘existe « aucune preuve » que son logiciel ait été utilisé pour cibler ces personnes. Dans un communiqué transmis au « Projet Pegasus », le 20 juillet, l‘entreprise précise pour Emmanuel Macron – comme pour Mohammed VI – qu‘il « n‘a pas, et n‘a jamais été une cible ou n‘a jamais été sélectionné comme une cible par des clients de NSO ». NSO ne dit pas sur quoi elle se base pour l‘affirmer et maintient qu‘elle n‘a « pas accès aux données de ses clients, qui doivent toutefois [lui]fournir ce type d‘informations » en cas d‘enquête. Selon une source proche de l‘entreprise israélienne, le contrat saoudien a pourtant été annulé au printemps 2021, et celui la liant à Dubaï se serait achevé fin 2020 ou début 2021, en raison de pratiques jugées excessives.
Le Monde