28 mars 2024
Paris - France
INTERNATIONAL

« Projet Pegasus » : les numéros de treize chefs d’Etat et d’exécutif en exercice sur la liste des cibles potentielles du logiciel espion

ENQUÊTE | Le « Projet Pegasus », auquel « Le Monde » participe, a vérifié lauthenticité des numéros de nombreux responsables politiques et de diplomates présents sur la liste de cibles potentielles sélectionnées par les clients de NSO Group

Il est bien révolu le temps lart de lespionnage consistait à infiltrer un espion dans la cour d‘un monarque ou dans son entourage. Aujourdhui, cest à son téléphone quon sintéresse. Et, comme la montré lenquête du « Projet Pegasus », des smartphones appartenant à treize chefs dEtat et dexécutif dans lexercice de leurs fonctions figurent parmi les quelque 50 000 numéros de téléphone sélectionnés comme des cibles potentielles du logiciel espion Pegasus, commercialisé par lentreprise israélienne NSO Group

Cette liste, consultée par Forbidden Stories et Amnesty International, et partagée avec dixsept médias, dont Le Monde, inclut trois présidents en exercice Emmanuel Macron en France, Barham Salih en Irak et Cyril Ramaphosa en Afrique du Sud , trois premiers ministres également en fonctions Imran Khan au Pakistan, SaadEddine ElOthmani au Maroc et Moustafa Kemal Madbouli en Egypte et Mohammed VI, le roi du Maroc

« Projet Pegasus » : un téléphone portable dEmmanuel Macron dans le viseur du Maroc 

Sept anciens premiers ministres ont également été ciblés lorsquils occupaient leurs postes : Ahmed Ben Dagher au Yémen, Saad Hariri au Liban, Ruhakana Rugunda en Ouganda, Edouard Philippe en France, Charles Michel en Belgique, Noureddine Bedoui en Algérie et Moustafa Kemal Madbouli en Egypte (lors de son premier mandat). Les médias partenaires du « Projet Pegasus » ont vérifié lauthenticité de ces numéros, mais faute davoir réalisé des analyses techniques sur les téléphones concernés, il nest pas possible de dire sils ont bien été infectés par le logiciel israélien. Potentiellement ciblé par le Maroc, Charles Michel a brièvement réagi, le 19 juillet, auprès dun journaliste de notre partenaire du Soir, minimisant son ciblage dun laconique : « Nous étions au courant de ces menaces et des mesures ont été prises pour limiter les risques. » 

Les ambassadeurs passent, les téléphones restent 

Outre lespionnage de chefs dEtat, un objectif commun à plusieurs services de renseignement, les ambassades et les diplomates sont particulièrement ciblés par Pegasus. Dans deux cas, des ambassades françaises ont intéressé des pays qui sont des alliés traditionnels de la France dans leur région respective : le Maroc et les Emirats arabes unis

Lambassade de France à Alger a ainsi été ciblée de plusieurs manières par le Maroc. Les numéros de lambassadeur de lépoque, Xavier Driencourt, de son bras droit, JeanBaptiste Faivre, et un numéro correspondant à celui de lattaché militaire ont été sélectionnés au cours de lannée 2019, dans un contexte de tentatives dintrusion à grande échelle ciblant lAlgérie. Et, selon nos informations, le numéro de téléphone de Xavier Driencourt était, le 19 juillet, toujours utilisé par son successeur, François Gouyette

« Projet Pegasus » : lAlgérie très surveillée par le Maroc 

Il en va de même à Rabat, le numéro de lambassadrice, Hélène Le Galqui na pas souhaité sexprimer à la suite de notre appel était déjà utilisé par lun de ses prédécesseurs, Charles Fries. Les attaquants exploitent le talon dAchille des pratiques téléphoniques des diplomates français, qui consiste à conserver des coordonnées téléphoniques de leur prédécesseur ; un numéro étant affecté à une fonction et non à une personne. Les diplomates passent et les téléphones correspondant à leur rang restentCe qui simplifie dautant la potentielle surveillance dun service de renseignement

Savoir qui parle aux diplomates étrangers 

« Le fait que ce soit les numéros locaux de diplomates qui soient visés dit deux choses : que les Etats qui espionnent sintéressent avant tout aux interactions entre des diplomates étrangers et leurs propres citoyens », souligne un ancien diplomate français. « Les diplomates étrangers utilisant leur numéro local pour des conversations locales. Les Etats cherchent donc à savoir qui, chez eux, discute avec un diplomate : officiels, hommes daffaires, mais aussi, je suppose dans certains cas, des opposants... On a déjà vu des personnes poursuivies pour intelligence avec lennemi pour moins que ça... », ajoutetil

Autres représentations diplomatiques françaises scrutées par un pays étranger : lambassade et le consulat de France aux Emirats arabes unis (EAU). Au printemps 2018, les numéros de téléphone de Ludovic Pouille, ambassadeur, de Majdi Abed, consul, et de François Gautier, premier conseiller à lambassade, ont été sélectionnés par un opérateur des EAU

Les Emiratis ont par ailleurs intensivement ciblé les ambassades de leur voisin qatari à létranger pendant la crise diplomatique qui a opposé le Qatar aux EAU, à lArabie saoudite et à plusieurs autres pays arabes, de juin 2017 à janvier 2021

L’Arabie saoudite met fin au blocus contre le Qatar 

Le grand nombre de numéros de téléphone sélectionnés laisse apparaître dautres opérations peu lisibles, ou relevant dun certain amateurisme. Comme celle qui aurait pu avoir visé Alain Le Roy, dont le numéro a été ciblé par le Maroc, en mars et en mai 2019. A cette date, lancien secrétaire général du Service européen pour laction extérieur du jer mars 2015 au 31 août 2016, avait pris sa retraite... et, contrairement aux ambassadeurs français, il était parti avec son téléphone. 

NSO Group et ses clients nient en bloc 

Lespionnage de chefs dEtat et de diplomates par des clients de NSO Group contreviendrait à la politique assumée publiquement par la société israélienne, qui assure réserver exclusivement ses outils à la sécurité intérieure et à la lutte contre le terrorisme et la criminalité. Ce nest cependant pas la seule entorse à cette politique, puisque lenquête du « Projet Pegasus » a aussi révélé que ce logiciel espion est utilisé pour cibler des centaines de journalistes, de militants des droits de lhomme et de responsables politiques depuis 2016. Lenquête de Forbidden Stories et des médias partenaires, avec lappui technique dAmnesty International, a été en mesure de vérifier 1 500 numéros ciblés dans plus de cinquante pays

« Projet Pegasus » : comment la société israélienne NSO Group a révolutionné l‘espionnage 

NSO nie en bloc, estimant quil nexiste « aucune preuve » que son logiciel ait été utilisé pour cibler ces personnes. Dans un communiqué transmis au « Projet Pegasus », le 20 juillet, lentreprise précise pour Emmanuel Macron comme pour Mohammed VI quil « na pas, et na jamais été une cible ou na jamais été sélectionné comme une cible par des clients de NSO ». NSO ne dit pas sur quoi elle se base pour laffirmer et maintient quelle na « pas accès aux données de ses clients, qui doivent toutefois [lui]fournir ce type dinformations » en cas denquête. Selon une source proche de lentreprise israélienne, le contrat saoudien a pourtant été annulé au printemps 2021, et celui la liant à Dubaï se serait achevé fin 2020 ou début 2021, en raison de pratiques jugées excessives

Le Monde

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