« Pas de pays sans paysans ! » La mobilisation des agriculteurs français et allemands s’amplifie. Ils emboîtent le pas aux Hollandais (cf. LSDJ 1632) et aux Polonais qui font barrage aux céréales ukrainiennes. Les agriculteurs français ne se contentent plus de mettre à l’envers les panneaux signalant l’entrée et la sortie d’une commune (cf. LSDJ n°2064) pour signifier qu’ « on marche sur la tête ! » Ils bloquent des routes et l’autoroute A64 dans le Sud-Ouest ; et les mouvements de contestation se multiplient dans l’ensemble du pays, constate Le Figaro (20 janvier). La Coordination rurale, deuxième syndicat agricole français derrière la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA qui a lancé les manifestations avec les Jeunes agriculteurs), annonce des « actions un peu partout en France » pour le 25 janvier afin de dénoncer le « manque de considération » envers le monde agricole et « la suradministration ». La colère des paysans pourrait déboucher sur une grande manifestation nationale, voire provoquer dans tout le pays des troubles incontrôlables, du type « Gilets jaunes ».
Précédant de deux mois les agriculteurs d’Outre-Rhin, les paysans français se sont d’abord dressés contre la fin progressive de l’avantage fiscal sur le gazole non routier. Mais si le prix du gazole a fait déborder le vase, leurs revendications vont bien au-delà. Leur première préoccupation : le pouvoir d’achat. « En 30 ans, le revenu net de la branche agricole française a chuté de 40 % » résume Europe 1. La crise économique et l’inflation ont aggravé les problèmes inhérents à la filière française : les consommateurs se détournent des produits français pour privilégier des produits d’importation, moins chers – même s’ils ne répondent pas aux normes écologiques exigées par l’UE. Cette concurrence déloyale menace la souveraineté alimentaire de la France. Nos agriculteurs réclament aussi un allègement des taxes et de la paperasserie administrative, et un accès à l’eau dans les régions les plus sèches. Faute d’un revenu décent pour un travail harassant, les jeunes ne veulent plus prendre la relève de leurs parents. La transmission familiale des terres et des savoir-faire est en péril.
La montée en puissance de la contestation des agriculteurs allemands est encore plus impressionnante. Ils ont multiplié les coups d’éclat la semaine dernière, bloquant avec leurs tracteurs les principaux axes routiers du pays, de Stuttgart à Berlin, de la Bavière à Hambourg. Comme en France, c’est la fin progressive de la prime à la consommation de gazole agricole (en moyenne, 2900 € par exploitation) qui a catalysé leur révolte. Celle-ci bénéficie de la sympathie de l’opinion publique. L’impopularité du gouvernement fédéral du chancelier Olaf Scholz déborde largement du secteur agricole : des transporteurs routiers, les cheminots syndiqués de la Deutsche Bahn joignent leurs revendications salariales aux protestations des agriculteurs.
En surplomb derrière les gouvernements nationaux, l’Union européenne (UE) est dans la ligne de mire des paysans européens. 30 % du budget de l’UE est consacré à la Politique agricole commune, et les prix des denrées alimentaires dépendent d’abord des politiques conduites par la Commission européenne. Au nom du Pacte vert pour l’Europe, supposé protéger l’environnement en rendant l’Europe climatiquement neutre en 2050, elle prétend réduire d’environ 15 % la production européenne. Au nom de la libre-concurrence, elle ouvre pourtant la porte à des produits provenant de pays qui ne s’embarrassent pas des mêmes normes. « D’un côté, on contraint nos agriculteurs à produire moins, et de l’autre on importe plus de denrées alimentaires, produites dans des conditions qu’on interdit sur notre sol » déplore dans Le Point (13 janvier) le nouveau président de la FNSEA, Arnaud Rousseau. Outre cette concurrence déloyale, le Pacte vert européen a déclenché une avalanche de normes et d’injonctions sur des paysans déjà malmenés par les aléas climatiques. Pour compléter le tableau, les groupes industriels et la grande distribution imposent aux producteurs des prix qu’ils jugent trop bas (tels les éleveurs laitiers qui ont de nouveau manifesté, le 18 janvier, devant cinq sites de Lactalis, en Mayenne).
La mobilisation paysanne inquiète les gouvernements européens et les dirigeants de l’UE. À Bruxelles comme à Berlin ou à Paris, on redoute que les révoltes paysannes ne « coagulent » d’autres mécontentements et se répercutent dans les urnes, comme au Pays-Bas, où le succès aux législatives du Parti pour la liberté (PVV) de Geert Wilders a bénéficié du soutien des fermiers en colère (cf. LSDJ n°1948 et LSDJ n°2058). Craignant la contagion à un mois du Salon de l’Agriculture et à cinq mois des élections européennes, le gouvernement est « à l’écoute des agriculteurs pour calmer leur colère » assure La Croix (20 janvier). Mais ira-t-il jusqu’à remettre en question la politique européenne du groupe Renew qui inclut le parti d’Emmanuel Macron, Renaissance ? « C’est de Bruxelles que vient le mal », analyse Vincent Trémolet de Villers dans son éditorial d’Europe 1/Cnews (22 janvier, en lien ci-dessous).