9 décembre 2024
Paris - France
CULTURE

Kamel Daoud prix Goncourt 2024 pour « Houris », fiction sur les massacres de la « décennie noire » en Algérie

Grand favori, le journaliste écrivain a remporté le Goncourt pour « Houris », son troisième roman, dans lequel il dénonce le silence autour de la « décennie noire » en Algérie. L’auteur y signe un récit puissant et allégorique, mais aussi politique, sous le coup de la loi dans son pays.

C’était l’un des favoris de cette édition 2024 du Prix Goncourt. Le journaliste écrivain franco-algérien a été choisi par le jury au premier tour, récoltant six voix, contre deux pour Hélène Gaudy, une pour Gaël Faye, lauréat du Renaudot, et une pour Sandrine Collette, a annoncé le président de l’Académie Goncourt, l’écrivain Philippe Claudel. Dans son communiqué, l’Académie évoque « un livre où le lyrisme le dispute au tragique, et qui donne voix aux souffrances liées à une période noire de l’Algérie, celles des femmes en particulier. Ce roman montre combien la littérature, dans sa haute liberté d’auscultation du réel, sa densité émotionnelle, trace aux côtés du récit historique d’un peuple, un autre chemin de mémoire ».

Avec seulement trois romans à son actif, Kamel Daoud faisait déjà figure d’habitué du plus grand prix littéraire français. Son premier roman, Meursault, contre-enquête, une réécriture postcoloniale de L’Étranger de Camus, lui avait valu une place de finaliste au Goncourt 2014 puis le prix Goncourt du premier roman en 2015.

Une décennie plus tard, c’est donc avec ce roman de 400 pages, Houris, publié chez Gallimard, que l’écrivain et journaliste algérien, âgé de 54 ans, a été sacré. L’œuvre se veut un témoignage historique, quasiment une contre-enquête fictive, de la guerre civile qui a fracturé l’Algérie, pendant les années 1990, en opposant le gouvernement à divers groupes islamistes.

Un livre sous le coup de la loi algérienne pour le sujet qu’il évoque, car, comme l’écrit l’auteur dans son roman, elle interdit tout débat ou regard critique sur les événements sanglants de la « décennie noire », la guerre civile entre pouvoir et islamistes entre 1992 et 2002. Kamel Daoud n’est évidemment pas le premier romancier d’origine algérienne à évoquer ce conflit – Malika Madi avec Les Silences de Médéa (Espace Nord, 2017) ou encore Amina Damerdji avec Bientôt les vivants (Gallimard, 2024) ont par exemple déjà abordé ce sujet -, mais c’est en raison d’Houris que les éditions Gallimard n’ont pas été autorisées au Salon du livre d’Alger, du 6 au 16 novembre 2024.

Un roman qui s’ouvre sur un « sourire »

La narratrice de ce roman, qui s’ouvre en 2018 à Oran, se présente, dès les premières lignes, avec son mutisme et son « sourire ». Si elle est mutique c’est en raison de cette cicatrice, de ce sourire justement, « sombre, rouge, palpitant comme une éventration. On ne doit jamais y mettre le doigt et toujours désinfecter après y avoir touché. Le “sourire”, lui, va d’une oreille à l’autre, c’est la trace du couteau, son entaille dans ma chair. Une plaie de dix-sept centimètres, recousue ».

Cette blessure, Aube, la narratrice, la porte depuis ses cinq ans, lorsque des katibas islamistes ont assassiné sa famille et ont tenté de l’égorger, lors du massacre de Had Chekala le 31 décembre 1999. C’est « la longue signature calligraphique du meurtrier qui ne [l]’acheva pas, faute de temps » . Devenue muette, la voix à peine plus forte qu’un souffle rauque et inaudible, elle raconte donc son histoire et celle de son pays à sa fille, qu’elle porte dans son ventre, et, à travers elle, au lecteur : « C’est laborieux de raconter une histoire à une personne qui entrevoit à peine ce pays de derrière un ventre », assure Aube à sa fille. « J’essaye de t’expliquer et je t’apparais, brumeuse, comme une langue étrangère« .

Donner voix au silence

Aube a beau être muette, elle n’en est pas moins bavarde, comme le montrent bien les 400 pages de ce roman. Si elle ne parle que peu la « langue extérieure « , souvent assimilée à celle de l’Islam, dans laquelle elle se nomme Fajr, Aube a pour elle sa « langue intérieure » , la langue de la résistance, de l’écrivain, dans laquelle se confondent la narratrice et l’auteur.

À travers le récit d’Aube, à travers son « sourire », Kamel Daoud dénonce, surtout, l’omerta qui entoure, encore aujourd’hui, la décennie noire qui a frappé l’Algérie. Car de 1992 à 2002, la guerre qui a opposé le gouvernement algérien et l’Armée nationale populaire à divers groupes islamistes a provoquée plus de 200 000 morts… avant que des lois amnistiantes ne permettent à plus de 6 000 islamistes de quitter le maquis et de regagner leurs foyers, en dépit des exactions perpétrées. Au nom de la paix, de la cohésion nationale, les traumatismes ont eux étaient passés sous silence, et c’est tout une population qui vit dans un non-dit. Le livre de Kamel Daoud débute ainsi par un épigraphe citant La Charte pour la paix et la réconciliation nationale du régime algérien, qui assure que quiconque « instrumentalise les blessures de la tragédie nationale pour porter atteinte aux institutions de la République algérienne » encourt la prison.

Alors l’auteur de ce roman a fait d’Aube, jeune Algérienne de 26 ans, la trace indélébile d’un passé enterré : « On ne peut pas effacer ton histoire, elle est écrite sur toi” me répétait ma mère » Que cette image m’a rendue fière ! Moi ? Un livre ? Mon corps représenterait un gros cahier, chargé de secrets ? Une écriture pour que nul ne puisse oublier ce qui est arrivé en dix ans en Algérie ? »  Sa cicatrice, la canule qui orne son cou, sont le témoignage disgracieux, la preuve d’une guerre dont personne ne souhaite se souvenir (à tout le moins dans ce roman) et pour laquelle aucun monument n’a été dressé, affirme Daoud, contrairement à la Guerre d’indépendance algérienne. « Peut-être qu’ils se doutent que, par le trou de ma gorge, ce sont les centaines de milliers de morts de la guerre civile algérienne qui les toisent » , assure ainsi Aube à sa fille, qui ne naîtra jamais…

Sauver les « houris »

Car, en parallèle de la guerre civile des années 1990, c’est aussi tout un système patriarcal que pointe de la plume Kamel Daoud. Dans ce récit, Aube, enceinte, s’adresse à son enfant en gestation. Elle a choisi d’avorter, malgré l’interdit que cela représente en Algérie. « Crois-moi, petite-fille, je veux t’empêcher d’être mêlée à une histoire où tu ne seras qu’une femme, à peine plus importante que l’un de ces moutons », lui assure-t-elle. En un motif incessamment répété, la narratrice à « son poisson bleu », à « sa Houri », qu’elle ne « l’assassine [que] pour la sauver » , d’un « enfer à traverser quand on naît femme dans ce pays ».

Forte de ses stigmates, qui paradoxalement la protègent en l’invisibilisant, Aube est une figure de femme forte, un symbole – presque trop littéral – de ces femmes privées de leur voix dans une société qui ne veut pas d’elles. Elle tient, à Oran, un salon de coiffure, bastion où les femmes peuvent s’apprêter, et défier, un peu, la loi – du pays comme de Dieu – en résistant aux intimidations de l’Imam dont la mosquée est installée de l’autre côté de la place. C’est « une guerre muette entre mes houris et les houris de l’imam d’en face » , entre les  » vierges rafistolées » et celles « que personne n’a jamais vues ».

Si le livre est titré « Houris », c’est justement parce qu’il s’agit du terme qui désigne, dans la foi musulmane, les vierges qui récompenseront les fidèles au paradis. « Comment faire de mes clientes grasses, en proie aux feux des cuisines et aux détergents, soumises aux cycles menstruels et aux cris des accouchements, comment en faire des houris valides ? Celles que Dieu décrit dans son Livre où nous, les femmes, sommes à peine citées » , s’interroge Aube.

Un livre allégorique… et politique

Dans ce récit divisé en trois grandes parties (« La Voix », « Le Labyrinthe » et « Le Couteau »), Kamel Daoud embrouille parfois le lecteur, à force d’enchâsser des récits les uns des autres. Entre allers-retours temporels et changements de narrateur (la deuxième partie de l’ouvrage donne la voix à un second personnage, Aïssa, chauffeur de camion qui trouve en Aube et son « sourire » la trace d’une guerre dont il tente désespéramment de prouver l’existence), on se sent parfois un peu perdu. Le style lyrique, s’il est puissant, confine par moments au grandiloquent. Il en reste néanmoins des allégories saisissantes qui marquent la lecture.

Difficile, cependant, d’oublier que l’auteur du roman est un journaliste, passé par les colonnes du Quotidien d’Oran et par Le Point, tant son propos est avant tout politique. Avec Houris, Daoud livre une fiction contre-enquête, pointant ce qu’il considère être les errances du gouvernement algérien, les manquements de la société algérienne à l’encontre des femmes et la place qu’y occupe l’Islam (l’auteur use à ce sujet d’une métaphore filée utilisée – à l’excès – sur les « prophètes » et leurs « moutons »).

Ces prises de positions (qui font l’objet de contestations) ne sont pas si surprenantes, compte tenu de son parcours. Sa critique de l’Islam, notamment dans l’émission On n’est pas couché en 2014, lui avait déjà valu d’être la cible d’une fatwa par un imam salafiste.

Avec ce nouveau roman, Kamel Daoud, a cette fois pris doublement des risques, non seulement en remettant en cause, une nouvelle fois, la place que l’Islam donne aux femmes, mais également en bravant les interdits du gouvernement algérien et des lois empêchant d’évoquer la décennie noire.

Jean Moliere / Radiofrance

Leave feedback about this

  • Quality
  • Price
  • Service

PROS

+
Add Field

CONS

+
Add Field
Choose Image
Choose Video