24 avril 2024
Paris - France
AFRIQUE INTERNATIONAL

Exclusif – Guinée : l’histoire secrète  de la chute d’Alpha Condé, par François  Soudan 

Comment le président guinéen atil pu être si Facilement capturé ? Pourquoi avaitil ignoré les mises en garde contre Mamady Doumbouya ? Doù vient wraiment le nouveau maître de Conakry ? Plongée dans les coulisses du coup dÉtat

Pourquoi Alpha Condé at il été capturé aussi facilement 

Le palais présidentiel de Sékhoutouréya, sur la presquîle de Kaloum, à Conakry, était en principe entouré par un triple cordon de sécurité tenu par des éléments du Bataillon autonome de sécurité présidentiel (BASP), basés au camp Makambo, dans le quartier Boulbinet, E une poignée de kilomètres de . Mais en ce début de matinée du dimanche 5 septembre, les petits détachements de bérets rouges qui gèrent les trois checkpoints disposés le long de lavenue qui mène jusquà la grille dentrée du palais sommeillent encore

Les soldats du BASP sont des fidèles du président certains dentre eux proviennent des rangs du service dordre du Rassemblement du peuple de Guinée (RPG, au pouvoir) mais ils ne disposent ni de la formation ni de larmement qui conviennent. Le général français Bruno ClémentBollée, qui a beaucoup ouvré à la restructuration de l’armée guinéenne demandée par Alpha Condé, estime que Sékhoutouréya était « lun des palais les plus mal gardés dAfrique de lOuest ». Si on le compare avec le dispositif de protection du palais du Plateau à Abidjan, « cest le jour et la nuit », ajoutetil

CEST AU PREMIER ÉTAGE, IL VIT SEUL, QU‘ALPHA CONSERA PRI

Venu de sa base de Kaleya à Forécariah, en BasseGuinée, à 85 km de , à la tête dune colonne dune cinquantaine de camions et de pickup armés de mitrailleuses 12,7 mm, le lieutenantcolonel Mamady Doumbouya fonce droit sur Kaloum, il fait son entrée aux alentours de 8h du matin. Il a engagé dans laventure la quasitotalité du Groupement des forces spéciales (GFS), soit 500 hommes environ, dont une partie, lourdement armée, prend position devant le camp Makambo pour bloquer toute sortie des renforts de la Garde présidentielle, tandis que lautre, dont lunité spéciale 8602 entraînée par les Français et les Israéliens, se dirige sur Sékhoutouréya avec lappuifeu dun blindé et de plusieurs mortiers

Rentré quelques jours plus tôt de Sardaigne (un séjour qui, il convient de le préciser, n‘avait rien de médical), il sest rendu à linvitation de son ami lentrepreneur italoérythréen Makonnen Asmaron, avec qui il a préparé la visite officielle à Conakry du président Isaias Afwerki prévue pour le 9 septembre, Alpha Con, insomniaque notoire, a fini par sendormir aux premières lueurs de laube

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Dans ce palais glacé construit par les Chinois à l‘époque de Lansang Conté, cet homme de 83 ans vit seul. La Première dame, Djene Kaba, habite une autre résidence et son unique enfant, Mohamed, vit à San José, au Costa Rica. Au rezdechaussée et devant la baie vitrée qui sert de porte dentrée, cinq ou six gardes du corps en civil tout au plus. À létage, son bureau et sa chambre. Cest que le lieutenantcolonel Mamadou Alpha Kaloko, chef de corps du BASP, qui sest précipité à Sékhoutouréya avec une poignée dhommes dès les premiers coups de feu, vient le trouver pour linformer de la situation. Cest aussi quil sera pris

À lextérieur, laffrontement est bref mais meurtrier. Selon nos informations, une vingtaine de gardes présidentiels sont tués, dont le colonel Yemojba Camara, commandant de la protection rapprochée du chef de lÉtat, ainsi quau moins deux membres du GFS. Guidés par un transfuge du BASP habitué des lieux, les putschistes font exploser la baie vitrée et se ruent dans lescalier qui mène au premier étage

ILS LUI PASSENT DES MENOTTES APRÈS LAVOIR MENACÉ : « SI VOUS BOUGEZ, ON TIRE ! » 

Ils plaquent Kaloko au sol, semparent du président, à qui ils passent des menottes après lavoir menacé (« Si 

vous bougez, on tire ! »), puis le font descendre dans un salon du rezde chaussée ils le filment et le photographient, à la fois sonné, désemparé et tout de colère contenue. Ces images, qui rappellent celles du couple Gbagbo hagard lors de sa capture en avril 2011, feront le tour du monde, tout comme celles, passablement dégradantes, dun Alpha Condé exhibé par ses tombeurs à l‘arrière dun 4×4 roulant toutes vitres ouvertes à travers les rues de Conakry

Pendant ce temps, si lon en croit un témoin qui a pu se rendre sur les lieux après les faits, le palais aurait été entièrement « visité » par les hommes de Doumbouya et nul doute que les sacs de cash quà linstar de la plupart de ses homologues du continent Alpha Condé conservait dans sa chambre et son bureau nont pas échapper à leur convoitise. Un peu partout dans la capitale, mais particulièrement dans les quartiers acquis à lopposition, des scènes de liesse succèdent à lapparition des premières photos sur les téléphones portables. Avec leur corollaire prévisible : le ministère de la Communication, les sièges de la Radio rurale, du journal gouvernemental Horoya et du désormais exparti au pouvoir, le RPG, ainsi que celui de la commission électorale sont attaqués et souvent vandalisés

Lespace de quelques heures, ce dimanche 5 septembre, le ministre de la Défense, Mohamed Diané, un très proche dAlpha Condé, a cru en la possibilité dune contreattaque et dune reprise du pouvoir grâce aux régiments présumés fidèles de l’armée de terre, des parachutistes et de la gendarmerie. Mais larrestation du président et la diffusion immédiate des images sur les réseaux sociaux, stratégie 3.0 manifestement réfléchie à lavance, a pris de court et comme tétanisé la haute hiérarchie militaire. Lun après lautre, les camps de Conakry puis de lintérieur du pays se sont ralliés au coup dÉtat et cela avec dautant plus de facilité que Mamady Doumbouya est un Malinké de Kankan, de la même ethnie que le président, que son ministre de la Défense et que la plupart des hauts gradés de larmée. La ligne de clivage communautaire na donc joué aucun rôle

  • Pourquoi Alpha Condé at il jusquau bout fait confiance à Mamady Doumbouya

Même sil sest toujours méfié des militaires guinéens quil a combattu pendant vingtcinq ans au péril de sa vie et au nom de la démocratie Alpha Condé était persuadé que son armée, réformée et professionnalisée pendant ses deux premiers mandats, était pour lessentiel devenue républicaine au sens strict du terme. « Je peux être tué par larmée, mais elle ne peut pas me renverser », répétaitil

Prudent, il a toujours évité daffronter les officiers supérieurs dont son fidèle Mohamed Digné lui signalait le comportement problématique, préférant les éloigner. Considérés comme des putschistes en puissance, les généraux Edouard Théa et surtout Aboubacar Sidiki Camara, alias « Idi Amin », ont ainsi été envoyés comme ambassadeurs, le premier en Angola et le second à Cuba en janvier 2019

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Ce mélange de certitude et de mansuétude est directement à lorigine de l‘erreur de jugement, voire du quasi aveuglement dAlpha Condé à légard de Mamady Doumbouya. Introduit en 2012 par le général de gendarmerie « Idi Amin », à lépoque directeur de cabinet du ministre de la Défense, qui semble être son mentor (sans que lon sache depuis quand ils se connaissent) et le recommande, Doumbouya rencontre tout dabord lambassadeur de Guinée à Paris, Amara Camara, à qui il affirme vouloir se mettre au service de son pays, avant dêtre affecté à un poste dinstructeur au sein du BASP, puis dêtre reçu par le président luimême à Conakry

PENDANT DES MOIS, LE PRÉSIDENT IGNORE LES « NOTES BLANCHES » DE SES SERVICES DE RENSEIGNEMENT SUR DOUMBOUYA 

Ce gaillard de 37 ans au CV opérationnel impeccable Légion étrangère française, opérations extérieures en Afghanistan et en Côte dIvoire, stages commando en Israël, au Gabon et au Sénégal plaît immédiatement à un président qui naime rien tant que de jeter son dévolu sur un nouveau talent, quitte à tout faire pour le séduire, quitte aussi à s’en mordre les doigts parce quil qura refusé jusquau bout de se déjuger. Et puis, ce sousofficier sociable et respectueux, marié à une française, est un Malinké comme lui, un enfant de Kankan. Pourquoi ne pas lui faire confiance

Entiché de sa trouvaille, Alpha Condé envoie Doumbouya suivre en accéléré des cours à lÉcole de guerre de Paris. Il a un projet précis : cette force spéciale en voie de constitution et destinée à sécuriser les frontières nord de la Guinée contre les incursions jihadistes, cest à l’ancien légionnaire quil veut la confier

De retour à Conakry, Mamady Doumbouya bénéficie dune ascension météoritique. Capitaine, commandant puis lieutenantcolonel en lespace de deux ans. Le 2 octobre 2018, quand les hommes du GFS défilent encagoulés dans le stade du 28 septembre lors du soixantième anniversaire de lindépendance, à la cadence ultra lente des forces spéciales (28 pas par minute), les Guinéens sont admiratifs et Alpha Condé ne cache pas sa fierté lorsque lun de ses invités, le président congolais Denis Sassou Nguesso, ancien officier parachutiste, se penche à son oreille et lui murmure : « Tu as tout ça ? » Condé partage aussitôt les images du spectacle à ses amis depuis ses quatre ou cinq téléphones portables. Quelques jours plus tard, sur un plateau de la télévision guinéenne, il sexclame en riant : « Vous les avez vus ? Toutes les femmes sont tombées amoureuses de Doumbouya. Malheureusement pour elles, il est déjà marié ! » 

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Dès lors, comment sétonner si, pendant des mois, le président préfère ignorer les « notes blanches » de ses services de renseignement, lesquels lui rapportent les propos présumés de cet officier très populaire au sein de sa troupe. Certaines de ces fiches sont anecdotiques : on laurait entendu se plaindre dans un supermarché de la piètre qualité des vins importés. Dautres sont plus inquiétantes, quand elles relatent des phrases critiques sur la gouvernance, tenues par lintéressé dans un établissement de Conakry habituellement fréquenté par les membres du contingent guinéen de la Minusma au Mali lors de leurs séjours en permission, ainsi que le dédain affiché par le chef des forces spéciales pour les capacités opérationnelles de larmée « ordinaire ». Toutes pointent sa filiation avec le général « Idi Amin », tenu en haute suspicion dans son exil diplomatique cubain, ainsi que le risque de voir le GFS devenir lunité la mieux armée des forces de défense

TOUS LES INITIÉS SINTERROGEAIENT SUR LES INTENTIONS DES FORCES SPÉCIALES ET DE LEUR CHEF 

À partir davril 2020, la mésentente entre le lieutenantcolonel Doumbouya et Mohamed Diané alimente les rumeurs de la presse. À l’approche de lélection présidentielle, dans un climat particulièrement tendu, le premier refuse la délocalisation prévue de la base des Forces spéciales de Conakry à Kaleya, non loin de Forécariah. Il exige que son unité demeure dans la capitale, afin, ditil, dêtre en mesure d‘y sécuriser le scrutin. Diané, qui trouve cette insistance suspecte, demande au président de trancher. Alpha Condé accepte la délocalisation, mais concède à Doumbouya le maintien dune antenne des forces spéciales à Kaloum, proche du jardin du 12 octobre et du Palais du peuple. Ironie du sort, cest , selon nos informations, il serait aujourd’hui détenu

Le chef de lÉtat se laisse également convaincre de la nécessité de renforcer sa garde personnelle. Début 2021, une centaine de jeunes sont envoyés en formation au camp de Soronkoni près de Kankan, sous la houlette dinstructeurs turcs envoyés par son ami le président Erdogan. Mais il se refuse encore à écarter Doumbouya, incapable dimaginer que ce dernier puisse tenter quoi que ce soit contre celui à qui lancien caporalchef de la Légion doit ses cinq galons de lieutenantcolonel

De passage à Conakry il y a moins de deux mois, Bruno ClémentBollée parle de latmosphère étrange qui y régnait : « Je navais jamais vu le climat politique aussi calme, aussi atone. Et en même temps, tous les initiés sinterrogeaient sur les intentions des forces spéciales et de leur chef. » 

Pourquoi la chute dAlpha Condé a laissé les chefs dÉtat (presque) indifférents ? En dehors des condamnations de principe de la communauté internationale et de linquiétude sur son sort exprimée par les présidents ivoirien, togolais, congolais, ou par son ancien camarade de lInternationale socialiste Antonio Gutteres, nul na exigé explicitement le retour immédiat de lordre constitutionnel et celui dAlpha Condé au pouvoir. Si les médias francophones ont « couvert » lévènement, leurs homologues anglophones se sont avant tout intéressés au décuplement consécutif du prix de la bauxite, dont la Guinée est le premier producteur mondial

Cest que, dans la région et ailleurs, ce panafricain complexe au caractère difficile navait guère damis ou en tous cas trop lointains pour intervenir. Quauraient pu faire pour lui lAngolais Lourenço, le Sudafricain Ramaphosa ou lÉrythréen Afwerki ? En quoi le Turc Erdogan, le Chinois Xi Jinping ou le Russe Poutine pouvaient sopposer au coup dÉtat ? Sans parler du Français Emmanuel Macron, avec qui il était en froid depuis que ce dernier avait critiqué son troisième mandat

LE PRÉSIDENT AVAIT FINI PAR TOUT CONCENTRER ENTRE SES MAINS, NE FAISANT CONFIANCE QUÀ LUIMÊME 

À ce relatif isolement sajoutaient tous les défauts dune gouvernance solitaire. Cet adepte du micro management avait fini par tout 

concentrer entre ses mains, écoutant peu et contrôlant tout, ne faisant en réalité confiance quà luimême, obsédé par le devenir dune Guinée quil avait chevillée au corps et dont il emportait la terre à la semelle de ses chaussures à chacun de ses déplacements hors de son pays

Sous les eaux dormantes décrites par ClémentBollée, des courants sagitaient et la tension était vive à lintérieur même du camp au pouvoir. La rupture entre Alpha Condé et son Premier Ministre, le très ambitieux Kassory Fofana, était ainsi donnée pour imminente. Quant aux chefs de larmée et de la gendarmerie, les généraux Namory Traoré et Ibrahima Baldé, dont le silence et linaction lors du coup dÉtat pose question, ils ne cachaient pas leur mécontentement face aux mesures daustérité budgétaire affectant létatmajor, exigeant notamment le renouvellement de leurs véhicules de fonction

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Conscient de cette grogne, Alpha Condé sétait promis dy remédier. Le 4 septembre au soir, veille du putsch, lors dun dîner pris avec quelques invités étrangers à Sékhoutouréya, entre une explication de son programme de logements pour tous et une dissertation sur sa vision de la Guinée, « deuxième économie de l‘Afrique de lOuest à lhorizon 2030 », le président avait eu cette phrase : « Je vais desserrer le budget de l‘armée, inutile de se créer des problèmes ». Ce quil ignorait cest quà ce moment, des éléments précurseurs de Mamady Doumbouya avaient déjà pris position aux alentours et au sein même de lhôtel Kaloum, vaste complexe quatre étoiles construit par les Chinois et inauguré en octobre 2018, à quelques centaines de mètres du palais

Le lieutenantcolonel Doumbouya at-il agi parce quil sentait létau se resserrer autour de lui ? Et surtout, at il agi seul ou sous influence ? Dans un pays encore très fortement marqué par les appartenances communautaires, le fait quil soit Malinké, comme 90 % de ses hommes, explique en partie labsence de réaction des partisans dAlpha Condé et de son parti. Cest le coup d’état  réussi dans lhistoire de la Guinée après ceux de Lansana Conté et de Moussa Dadis Camara. Comme à chaque fois, les prisons souvrent et la foule applaudit

LES MILITAIRES GUINÉENS AU POUVOIR SE SONT TOUJOURS SERVIS AU LIEU DE SERVIR 

Reste à connaître la suite qui, comme on le sait, a souvent tendance à se solder par un désastre politique et économique tant il est évident que les militaires guinéens au pouvoir se sont toujours servis au lieu de servir. Quant à Alpha Condé, dont cest la deuxième arrestation par larmée après celle de 1998, qui lui valut de croupir deux années et demi en prison, son avenir sécrit en pointillés

Si l‘on attend du nouvel homme fort de Conakry quil garantisse au minimum son intégrité physique, loption de lexil nest pas encore ouverte. iraitil, d‘ailleurs, ce vieux lutteur qui ne possède pour tout bien à létranger quun petit appartement place dItalie à Paris, acquis alors quil était encore opposant ? il est détenu aujourdhui, on limagine à la fois profondément blessé dans son orgueil, anéanti par les trahisons et déterminé à maintenir à flot cette forme de dignité cassante et autoritaire qui lui a toujours servi de boussole, quitte à ce que cette dernière le mène dans une impasse. Le temps de lautocritique viendra plus tard

JA

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